Ivan Vassilievitch change de métier

Film : Ivan Vassilievitch change de métier (1973)

Réalisateur : Leonid Gaïdaï

Acteurs :

Durée : 00:00:00


Leonid Gaïdaï est un cinéaste réputé en Russie pour ses films comiques, dont plusieurs ont connu dans les années 60-70 un immense succès. A ce titre, on pourrait le qualifier de « Gérard Oury » russe. Mais le public de Gaïdaï était celui de l’Union Soviétique avec ses 220 millions d’habitants, tandis que Gérard Oury visait la cinquantaine de millions de Français des années 60. Les chiffres d’audience de Gaïdaï donnent le tournis : 77 millions d’entrées pour La prisonnière caucasienne (1967), autant pour Le Bras de diamant (1968), 61 millions pour Ivan Vassilievich change de métier

Ce dernier film occupe une place particulière dans les cœurs russes, car la télévision le diffuse tous les ans pour les fêtes de fin d’année. Un peu comme chez nous La grande vadrouille qui passe à peu près à chaque Noël, ou Les bronzés font du ski avant toutes les vacances de février. Nombreux sont les Russes qui l’ont vu au moins une trentaine de fois et en connaissent les répliques par cœur ! En quoi consiste la vis comica de ce film issu de l’ère soviétique, et suffit-elle à expliquer son succès jamais démenti ? De notre côté, ne changeons pas notre métier de critique cinématographique, c’est-à-dire d’accoucheur de sens des images, mais au contraire enquêtons sur ce pilier de la culture populaire russe. Peut-être nous aidera-t-il à comprendre un peu mieux cette « âme russe » dont on parle d’autant plus qu’on la fréquente moins.

 

Ivan Vassilievitch, c’est avant tout un film comique populaire, c’est-à-dire très drôle ! Cette machine aux ressorts comiques bien huilés parvient à arracher un sourire même aux plus grincheux d’entre nous. Certes, les ficelles sont bien visibles et parfois même appuyées, comme par exemple un usage un peu excessif du rythme accéléré pour souligner les courses poursuites et autres moments de frénésie (la chasse au chat dans l’appartement)… D’aucuns trouvent aussi les intermèdes musicaux assez kitsch : il faut reconnaître qu’ils sont franchement datés, mais personnellement cela ne me dérange pas : les années 70 étaient ce qu’elles étaient, arrêtons de jouer les snobs du dimanche en crachant sur les pattes d’eph !

Outre ces « trucs » plutôt destinés au jeune public, le film utilise son thème du voyage spatio-temporel avec habileté pour créer des comiques de situation intéressants, comme par exemple l’irruption du cambrioleur dans l’appartement de l’inventeur Shurik. En fait, l’essentiel du comique de ce film tient justement aux diverses conséquences de l’échange entre l’Ivan Vassilievitch du XXe siècle, petit fonctionnaire soviétique vétilleux mais pusillanime, et l’Ivan Vassilievitch qui régna en Russie au XVIe siècle sous le nom tristement célèbre d’Ivan le Terrible. Nous Français serons donc amusés de retrouver un certain nombre de surprises pour le tsar fraîchement débarqué au XXe siècle à la vue du monde moderne : impossible de ne pas penser aux Visiteurs… avec vingt ans d’avance, pour le film de Gaïdaï ! Ce dernier a-t-il inspiré Poiré ? Je n’en ai pas trouvé de preuve formelle, avis donc aux connaisseurs de signaler ici s’ils ont davantage d’éléments d’information.

 

Le comique fait aussi appel à des éléments plus fins, plus culturels, comme lorsqu’Ivan le Terrible, au XXe siècle, contemple un tableau qui n’est autre que celui, très célèbre aujourd’hui en Russie, d’Ivan le Terrible tenant entre ses bras son fils qu’il vient d’assassiner : un épisode de la vie du tsar qui ne se produira qu’une dizaine d’années après le supposé voyage temporel. Citons aussi la scène où l’ambassadeur de Suède vient rendre visite au tsar – remplacé par l’Ivan du XXe siècle à ce moment-là – et lui parle dans un « allemand de cuisine » hilarant.

Ainsi, le comique bon enfant voire enfantin n’est que la première approche d’un film plus subtil qu’il n’y paraît. Des éléments de satire sociale apparaissent ici et là, tel le milieu du cinéma présenté comme volage : on se plaît, on part ensemble, on se quitte pour le premier ou la première venue, etc. Déjà dans les années 60-70, ces mœurs n’étaient pas en rien typiques de l’Ouest, et Gaïdaï ne se fait pas faute de le relever.

 

Comme il fut tourné à une époque plutôt cadenassée en termes de liberté d’expression, on peut se demander si la satire ne s’étend pas aussi à la politique. L’échange des rôles entre un fonctionnaire soviétique et le tsar le plus redoutable de l’histoire de la Russie n’est-il qu’un élément de comique gratuit, ou bien dissimule-t-il quelque arrière-pensée ? Il faut garder à l’esprit que, même si le régime soviétique se voulait le libérateur du peuple après l’oppression tsariste, il n’était pas question de remettre en cause le passé de la Russie ni les tsars pour leur action nationale. La repentance n’était pas au programme en URSS, ni pour la Révolution d’Octobre ni pour les tsars qui l’avait précédée. Une attitude complètement différente de la pratique française, où il a toujours été de bon ton de critiquer l’Ancien Régime, « une suite de tyrans aux règnes désastreux » selon le mot de Sardou. Aussi, il n’est pas intéressant de voir que le petit fonctionnaire craintif « ne fait pas le poids » lorsqu’il prend la place du tsar sur son trône, et qu’il se laisse dicter ce qu’il doit faire par son comparse cambrioleur, autrement plus audacieux.

Finalement, ce fonctionnaire n’est qu’un petit-bourgeois qui ne songe qu’à préserver la tranquillité et le standing de l’immeuble dont il a la charge. L’audace et le courage sont chez les « francs-tireurs », les marginaux du régime que sont le chercheur Shurik avec son invention spatio-temporelle, et le cambrioleur. De même, le passé, avec ses festins, ses fêtes et ses guerriers qui partent au combat en chantant joyeusement, apparaît autrement plus séduisant que le présent enfermé dans sa camisole de règles sociales régies par un Ivan Vassilievitch et sa virago d’épouse. Comble d’ironie, c’est justement Ivan Vassilievitch le fonctionnaire qui finira dans une camisole et emmené à l’asile psychiatrique !

Cette satire politique subtile est le troisième aspect comique de ce film : il serait dommage de l’oublier si l’on veut comprendre son succès. En effet, la mentalité russe, forgée par des décennies voire des siècles de gouvernement fort – c’est l’euphémisme du jour sur l’Ecran – a développé une grande capacité de résistance intellectuelle et spirituelle, mélange de résignation et d’un certain détachement ironique, qui lui fait porter un regard amusé sur tout et tous, à commencer par les grands de ce monde. Elle se manifeste à plein ici par la juxtaposition du fonctionnaire tatillon et du tsar certes capable de colères terribles mais au final intelligent et magnanime, et pourvu au final d’une certaine grandeur.

 

Comique bon enfant mais ne dédaignant pas les références culturelles, ironie subtile pour dissimuler une satire sociale et politique acérée, références au passé et à l’Histoire : ce film d’apparence légère est un petit concentré de l’esprit russe dans sa façon d’échapper au tragique de la vie par le rire et la culture. C’est peut-être ce joyeux détachement qui a permis aux Russes de balayer le régime communiste sans effusion de sang en 1991, ce dont ils sont très fiers.