A l'occasion de la sortie de son film Lads and Jockeys Benjamin Marquet (réalisateur) a bien voulu répondre à nos questions.
Bonjour Benjamin, on va rentrer dans le vif du sujet afin d'entamer cette libre discussion.
Pourquoi un sujet aussi spécial ?
Au départ, les chevaux, ce n’était pas vraiment mon truc. L'idée de départ vient en fait de mon père qui monte à cheval depuis environ 40 ans à Chantilly et qui est aussi devenu ensuite le producteur du film. Quant à moi j'ai fait mes études d’anthropologie et de sociologie, je suis parti vivre un an au Sénégal d'où je suis revenu avec mon premier documentaire, et mon père a trouvé que ce serait sympa de faire un film sur le milieu du cheval. Au départ, je n’étais pas très chaud il faut le reconnaître mais j'ai pesé le pour et le contre et, en repensant à mes études d'anthropologie, j'aimais l'idée de pouvoir m'intégrer dans n'importe quel milieu. Donc, j'ai commencé prudemment, j'ai décidé de faire d'abord une première approche pour tâter un peu le terrain et très rapidement je me suis rendu compte qu'il y avait un potentiel énorme d'un point de vue visuel et aussi au niveau des personnages.
Donc le documentaire, c'était une opportunité et puis l'appétit est venu en mangeant...
Exactement, l'appétit est venu en mangeant, et puis encore une fois le but était d'intégrer un milieu et d'en faire ressortir quelque chose. C'est ça qui m'attire, comme partir pendant deux ans sur un bateau de pêche, vivre avec les gens, retourner en Afrique, et même pourquoi pas faire un sujet doc sur Nicolas Sarkozy.
Si ta curiosité intellectuelle est tout à fait compréhensible, comment tu expliques que les films du Losange aient accepté de distribuer ton film ?
Les films du Losange sont venus alors que le tournage était déjà bien amorcé, et comme on avait déjà monté quelques séquences, je crois qu'ils ont simplement constaté qu’il y avait bien des personnages, que ce document pouvait être porté au cinéma, que c'était de l'image avant tout et non pas du texte. Ce n’est pas un documentaire où l’on explique que le cheval court quant il court, tu vois ? C'est pas l'idée. On rencontre et on vit la réalité des personnages et on occulte la partie purement technique du milieu des courses. Je pense que c'est cela qui a plu.
D'accord. Donc là on a vu un petit peu la genèse du film, parlons un peu de ta réalisation. Outre la difficulté d'intégration dont tu parles dans les notes de production, qu' est-ce qui t'a été le plus pénible, mais aussi le plus sympathique ?
En fait, ce qui était pénible est aussi ce qui était enthousiasmant. Parfois, cela a été assez lourd, il a fallu être prêts à 4h00 du mat parce que les enfants devaient se lever à 5h. Mais finalement ce n’était pas si terrible. C'était même excitant. Tu te retrouve dans un état où ton cerveau n'arrête pas, tu te couches, tu te réveilles en reprenant là où tu en étais resté... C'est hyper excitant parce que tu pénètres un monde qui t'es totalement inconnu et qui plus est, très fermé. Donc d'un point de vue personnel, tu te donnes à fond.
J'ai mis en fait en pratique ce qu'on appelle « l' observation participante », un procédé acquis lors de mes études d’anthropologie.
Dans le processus de réalisation, quelle a été la place de l'écriture ?
Alors ça c'est très intéressant parce que l'écriture, c'est immense. Elle ne s'arrête jamais. D'abord j'ai fait environ trois mois de repérage, j'ai appris à monter à cheval, j'ai pu me faire ma petite idée. J'ai écrit un premier séquencier pendant l'été avec ce que j'ai vu, ce que j'envisageais. Tous les jours je regardais les images du tournage et j'ai pu commencer à faire le montage en gardant certaines choses, en en retirant d'autres, et continuellement je ré adaptais mon script, et ce jusqu'au dernier jour...
C'est très souple...
Oui, mais ça demande aussi une grande souplesse d'esprit justement pour pouvoir s'adapter sans cesse au contexte.
Comment as-tu présenté les choses aux jeunes que tu filmes ? Je pense aux séquences où ils sont isolés, où tu pénètres leur intimité, leur cercle privé. Par exemple, lorsque Steve (l'un des apprentis) se livre tout en affirmant qu'il n'a pas peur.
Ils l'ont bien accepté justement parce que je n'ai pas "violé" leur intimité. Je me bats contre & ccedil;a, l'imagerie globale qui nous entoure, ce voyeurisme constant. Je pense que j'ai pu obtenir une image juste des enfants et des adultes parce que je n'ai pas malmené leur intimité. Je leur ai montré que j'étais dans une optique de compréhension, que j'étais au même niveau qu'eux, etc. A partir de là, j'ai pu partager des moments très intimes avec eux. Sans cela, je n’avais plus qu'à remballer ma caméra. Je ne les ai interviewés que vers la fin du tournage, au bout d'un an.
C'est vrai qu'on les sent en confiance ! Quelle est ta vision du documentaire ? Est-ce que tu penses avoir fait acte artistique ou plutôt acte scientifique d'anthropologue ?
Non, « Lads et Jockeys » n& rsquo;est surtout pas un travail scientifique fait par un anthropologue. J'ai claqué la porte de mes études parce que mon directeur de mémoire avait certes adoré mon premier documentaire réalisé en Afrique, mais il estimait que ce n'était pas assez scientifique. Pour moi l'image n'est pas là pour exprimer le scientifique. C'est souvent ce que me hérisse dans les documentaires proposés. Le documentaire doit savoir montrer sans affirmer les choses. Je m’explique. Le but même de l’image c'est de jouer avec ton imagination, elle est là pour te faire ressentir les émotions, pour te donner une sensation de quelque chose.
Donc, je n’ai surtout pas fait œuvre de science et c'est bien pour cela que j'ai arrêté avec le documentaire anthropologique. Tu pourras m'écrire un dossier de 500 pages trè s scientifique sur le sujet, ce sera certainement super intéressant, mais cela s’inscrira comme un complément de l’image qui elle, laisse plutôt place à l'imaginaire.
Ta vision du documentaire est cohérente avec cette recherche de l'esthétique qu'il y dans "Lads and Jockeys". Est-ce qu'il y aurait une séquence où tu te serais particulièrement révélé en tant que personne et en tant qu'artiste ?
Il y a une perle que tu ne perçois qu'à moitié dans le film, ce sont les moments avec Steve quand il est avec son téléphone. Il s'est passé quelque chose de magique entre nous. Un soir, on était tous les deux dans la chambre, il était sur son lit, moi j'é tais avec ma caméra... on était tranquille, et il s'est mis à chanter Johnny. Et après on a eu une discussion, qui n'est pas dans le film, sur la mort de Johnny et il a fait tout un développement sur la mort.
Je voulais demander pourquoi tu n'utilisais pas de voix off mais je pense que tu y as déjà répondu en donnant ta conception du documentaire...
Oui, pas de voix off, parce que je ne vois pas l'intérêt de dire "le cheval passe" quand il passe. Je ne suis pas complètement anti-voix off. Le tout c'est de bien faire la différence entre ce qui appartient au monde du texte et ce qui appartient au monde de l'image. Malheureusement, dans 90% des documentaires, les gens ne savent pas ce qu'est un texte et ce qu'est une image.
J’ai un exemple. Tout les pros du documentaire ne jure que par Jean Rouch. Il a effectivement apporté sa pierre à l'édifice. Mais il a fait un film, La chasse au lion à l'arc (1965), et il commence en parlant, "Je vais vous raconter...", quand le lion passe il te dit que le lion passe ! Pour moi, cela n’a pas d’intérêt. En revanche, avec les mêmes rushes, il te fait un film de 20 minutes où personne ne parle, on a juste les images qui s’expriment, et là, c’est un pur moment de bonheur !
Dans le générique de la fin, il est dit que le film est dédié aux apprentis. Il y avait donc une volonté de dépasser le simple milieu du cheval ?
Bien évidemment, c'était le seul enjeu. Le but était de dépasser le décor. Tout ce que je cherche à faire c'est à raconter des histoires réelles et humaines. Je ne voulais surtout pas faire un film condescendant et je ne voulais surtout pas qu'on puisse s'apitoyer sur le sort des gamins. On choisit de se lancer dans la vie et on y va. Ces trois enfants du film sont de bons exemples. Ce film est très Sarkoziste au fond (rires) : c’est réveille-toi, fonce, travaille pour réussir.
Les apprentis étaient d'ailleurs récemment mis à l'honneur, Nicolas Sarkozy devait faire un discours devant les apprentis dans les Ardennes (qui a finalement été annulé à cause de la crise)... ton film tombe pendant ce contexte, c'est intéressant ! Finalement ton film dit qu'on a rien sans rien !
Tout à fait, et Steve le dit un moment donné dans le film : "quand on a un métier qu'on aime, il faut le faire" et ce quoiqu’il t’en coûte.
Ils ont quand même une bonne maturité quelque part !
Bien sûr, ils sont projetés dans un monde d'adultes très jeunes, et c'est un monde sans pitié. On pourrait faire plein de films sur le sujet ! Un univers extrêmement viril, rude où les femmes sont vraiment peu considérées. Cela étant, elles sont obligées de faire avec pour pouvoir s'insérer dans le milieu. Mais bon, l'enjeu du documentaire n'était pas là, ce n'& eacute;tait pas le sujet, donc je ne le montre pas. Alors que j’aurais largement pu faire un film socialement très difficile, j’ai choisi uniquement de mettre en évidence les émotions des personnages. "Lads & Jockeys" ne dévoile pas la dure réalité de ce monde.
C'est un documentaire mais le montage est très travaillé de sorte que c'est une histoire qui se raconte. Est-ce que tu envisages de faire de la fiction un jour, ou le documentaire reste ton média d'expression privilégié ?
Le documentaire reste mon terrain privilégié, c'est évident... mais peut-être qu'un jour je vais me retrouver à une limite. Pour le moment, j’aime montrer que l’on peut faire du propre, de l'honn& ecirc;te quand on montre le réel, c’est cela ma conception du documentaire. J'adore la fiction, j'ai même un projet qui m'intéresse, mais pour l'instant il me faut acquérir encore une certaine maturité, et puis pour l’instant j'ai besoin de vivre et ressentir les choses avec des gens lambdas et non avec des acteurs.
Peu m’importe d’être artiste ou pas, ce qui m'intéresse avant tout c’est le ressenti de ce que je créé.
Un petit projet de documentaire en tête ? Un projet familial peut-être ?
J'ai fait un documentaire sur la problématique de l'héritage en Afrique... et j'aimerais bien faire le pendent américain. Il faut que j'é crive !
Pourquoi choisir la grande toile ?
Une opportunité et un pas en avant. Je n'ai rien contre la télé, bien au contraire. L'important c'est d'être clair avec moi-même et que je puisse m’exprimer librement.
Pour s'échapper un peu de ton métrage, on peut dire que tu es une sorte d'opposant presque militant à la télé-réalité...
Oui, et en même temps je la regarde comme un sociologue. C'est fascinant ! Il faut bien se rendre compte que c'est notre société qui a fait la télé réalité, et non pas la tél& eacute; réalité qui fait la société. La télévision est un miroir très juste de ce qu'on est actuellement. Il y a aussi un petit côté mensonger car c'est très scénarisé !
Aujourd'hui, tout le monde connaît le langage de l'image, c'est devenu complètement naturel. Quand tu vois Youtube sur ton portable ou autre, l'image elle est partout aujourd'hui.
Donc tu ne fais pas partie des gens qui disent cette avancée technologique est un danger pour l'image, que l'image tue l'image parce que le gens n'ont pas la recherche de la construction, ils ne prennent pas vraiment des images, ils les reçoivent.
La plupart des gens ne savent pas ce qu'ils fabriquent en matière d’image. Mais la question du danger de l'image est un faux problème. Ce qu'il faut se demander, c'est ce que représente l'image. Le médium technologique nous donne les limites de la création. Dans quelle mesure le médium participe à l'image, dans quelle mesure et comment on se sert de l’image.
Mon rêve c'est de faire un film avec un téléphone portable. Il existe d'ailleurs un festival pour ce type de réalisation.
Merci beaucoup Benjamin pour cet entretien et bonne continuation ! Le film Lads and Jockeys sort en salle le 3 décembre.
http://www.ladsetjockeys-lefilm.fr/
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=131874.html
Propos recueillis par Jean LOSFELD
Fichiers attachés : lads_and_jockeys_01.jpg