Depuis plusieurs années nous donnons des conférences, des cours et des initiations portant sur le langage cinématographique ou sur l'éducation à l'image. Pour moi, chacune de ces entrevues avec le public a été l'occasion de parfaire ma pédagogie, dont la concrétisation fut L'écran. Même si aujourd'hui notre site doit répondre à des attentes très diverses, tout est parti de là : offrir aux éducateurs une palette d'outils facilitant l'intégration de l'audiovisuel dans leur approche éducative.
Nous avons donc développé des « analyses » de films, puis des « critiques, » moins complètes mais plus synthétiques pour ceux qui n'ont pas le temps, un système de « cotation de film, » qui révèle sans complexe le contenu potentiellement choquant des films, etc.
Mais il est une attente que nous n'avions jusqu'ici pas comblée : les recommandations de films.
Celles-ci sont une demande récurrente. Au milieu de ce fatras de films, nourri chaque semaine à raison d'une trentaine par mois (!), nos abonnés réclament un guide pour n'avoir pas à tout lire, pour aller directement à ce qui « vaut le coup. »
Nous ne l'avons jamais fait pour une très bonne raison. Ce système est une calamité qui soulève une question fondamentale : celle du jugement libre.
Face aux œuvres cinématographiques, il y a en effet trois attitudes possibles.
La première est celle du bovin. Elle consiste à n'avoir aucune exigence sur le contenu du film, à ne faire confiance qu'à son propre jugement et à se taper des dizaines d'heure de films avant d'en trouver un qui soit à la fois intéressant et édifiant. Généralement, à ce moment là, le bovin ne fait d'ailleurs que rarement la différence, et continue à regarder n'importe quoi pour finir par devenir, Rémi Gaillard ne me contredira pas, n'importe qui...
Le deuxième est celle de l'adulte infantilisé. Cette attitude est en vogue dans les meilleurs milieux, doués des meilleures intentions. Elle consiste à souhaiter que L'écran, ou les cols romains, ou les barbus, indiquent ce qu'il faut voir, et ce qu'il ne faut pas voir.
Cette attitude supprime le jugement. Elle est une infantilisation consentie qui germe sur la recherche de facilité, un livre de recettes morales qui feraient croire que ce qui est bon (ou mauvais) l'est forcément pour tout le monde.
Il me revient en mémoire l'exemple d'un petit libanais, à qui on montrait innocemment la grande vadrouille et qui, lors de la scène d'ouverture, a couru se réfugier sous une table en entendant siffler les bombes et la sirène. Cet exemple démontre, s'il était besoin, combien chacun de nous choisit ses films en fonction de circonstances extrêmement diverses. Il faudrait que le livre de recettes soit infiniment épais !
La troisième est celle que nous défendons. Nous partons du principe que l'homme est libre (la femme aussi, d'ailleurs, pas de ça chez nous !). Ayant choisi d'augmenter sa culture, de se détendre sainement, ou de réfléchir, il cherche les moyens d'y parvenir (c'est le « conseil, » qui cherche le film le mieux ordonné à ce but), et juge celui qui est le meilleur (le « discernement ») avant de le choisir (c'est l' « élection »).
L'écran se situe au niveau du conseil. S'il se situait un étage plus haut, à celui du discernement, alors il choisirait à la place du lecteur et désintégrerait son jugement.
La recommandation est donc une fausse bonne solution.
Quand bien même elle serait envisagée par le lecteur avec prudence, quand bien même elle n'écartait pas nécessairement la faculté de jugement, elle ne peut causer que des déceptions. Recommandez un film dont vous admirez le scénario, et le conseillé ne manquera pas de déplorer la médiocrité de son historicité. Encensez un film de haute valeur morale, et on vous reprochera de ne pas en avoir signalé la violence.
Alors non. Non seulement L'écran se situe définitivement au stade du conseil et n'en sortira pas, mais il ne tombera pas dans le travers d'indiquer ce qu'il faut ou ne faut pas voir, par un système de recommandation nécessairement simpliste.
Alors comment conseiller, alors que nous ignorons l'état d'esprit actuel de notre lecteur (s'il veut rire ou pleurer, se détendre ou réfléchir) et toutes les circonstances qui l'entourent ?
Il n'y a qu'une solution : lui offrir le reflet le plus fidèle possible de ce qu'est le film, en soulignant toutefois au besoin ses forces et ses faiblesses, afin qu'il ait tous les éléments propices à une élection lucide, d'où la critique ou, mieux, l'analyse, ainsi que la cotation.
Soit dit en passant, les commentaires que postent les abonnés sont à cet égard parfois très précieux. Ils peuvent mettre en lumière certains éléments qui auraient été abordés très succinctement dans la critique, et éclairer l'intelligence de nos chers abonnés. Ha le web 2.0 ! Quelle formidable invention !
Alors ? Cela signifie qu'aucune recommandation n'est possible ? Que le lecteur est condamné à se jeter à corps perdu dans ce fourbis de films, livré à lui-même ?
Heureusement non. Nous n'allions pas laisser plus longtemps nos amis dans ce triste état. Le mois dernier, nous avons donc mis en place un système qui a la particularité d'orienter le lecteur tout en respectant sa liberté : les médailles.
Chaque film peut se voir affecter une ou plusieurs médailles.
Chacune des médailles se rattache soit à la valeur technique du film (cordon bleu), soit à sa valeur éthique (cordon vert).
Actuellement, il existe une dizaine de médailles, qui vont de la médaille de la mise en scène (valeur technique) à la médaille du courage (valeur éthique), en passant par celle de l'historicité ou celle de la justice.
Peut-être le temps en verra-t-il disparaître quelques unes, ou apparaître d'autres, puisqu'il faut souvent son épreuve pour dégager l'essentiel, mais le système est suffisamment souple pour s'adapter, et suffisamment solide pour durer.
Bien sûr une telle solution a sa part de subjectivité. Il repose donc aussi sur la confiance que nous font nos lecteurs, qui nous enthousiasme autant qu'elle nous oblige. Mais n'est-ce pas eux qui réclamaient un système plus partial encore, et beaucoup moins satisfaisant ?