Le jeu vidéo est-il haïssable ?


Par le Docteur Philippe de Labriolle, Médecin psychiatre, Membre du Conseil scientifique de L'Écran
 

Disons le sans ambages : le je a besoin du jeu. Non, rassurez-vous, pas besoin d’aspirine, juste d’un peu d’indulgence pour autrui et surtout pour soi même. C’est le même Pascal qui « tacle » l’imagination en la traitant de « maîtresse d’erreur et fausseté », et qui suggère le pari le plus astucieux jamais conçu : parier sur l’alliance avec un Dieu intrinsè quement bon, malgré le mal ambiant, seule façon d’échapper à notre misère sans Lui. Bref, on ne peut pas ne pas jouer.

 

L’enfant joue pour découvrir ses facultés en les exerçant. Il s’étonne du spectacle de ses petites mains ; c’est pourtant lui qui les anime. Il découvre l’immense attrait du jeu dont l’autre fait ses délices. Son monde intérieur se meuble d’images. Ces images représentent les « objets », animés ou inanimés, de son quotidien. Petit à petit se constitue un monde d’images mentales personnelles. Platon se méfie des images, et des poètes, dont il invite sa République à se méfier. Les copies du Réel sont-elles fidèles ou trompeuses ? Pascal, Descartes (en rationaliste) , Montaigne (en stoïcien) mettent en doute la fiabilité des images, que ce soit sous l’angle de l’illusion qui trompe, ou celui de l’étroitesse qui condamne. Car, précise Pascal, « l’imagination est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ». Mais Aristote, comme toujours, trouve la ligne de crête entre deux excès : l’imagination (phantasia) et la lumière (phos) ont la même racine étymologique. Dénoncer l’imagination, c’est se priver du moyen de connaître. La scholastique thomiste confirme ce préalable. Plus tard, l’abbé philosophe Malebranche reprendra à sainte Thérèse d’Avila l’aphorisme bien connu : « L’imagination est la folle du logis ». Le débat reprend à chaque génération.

En grandissant, on devient sérieux. On prend donc le jeu au sérieux. Car on s’aperçoit assez vite que la vie est perpétuellement imaginée avant d’être vécue, et habituellement ressassée mentalement quand ça s’est mal passé. Cette vie mentale qui ne nous quitte jamais, c’est cette « durée » chère à Bergson, cette continuité de la personne qui va au-delà d’une « nature » animale et commune (au demeurant incontestable), pour trouver son déploiement dans une construction symbolique. Il est dans la nature de l’homme d’avoir à se construire. Cette construction a besoin d’images. Elle ne se fait pas sans modèles ; elle ne forge pas un adulte sans la liberté du jeu.

La vie psychique est un système à double entrée : voie symbolique (langage et images) et voie biologique (effet mental des drogues diverses, et des psychotropes thérapeutiques). L’autonomie de l’adulte est sa capacité à « maîtriser » ses interactions avec autrui, face au Réel des besoins, des risques et des dangers. Ainsi, on devient adulte en distinguant langage intérieur (ce qu’on énonce dans sa tête) et langage extérieur (un proche qui nous appelle) ; mais aussi en séparant les images qui s’imposent (celles du Réel, le désastre d’un tsunami...), des images induites par la fiction (le cinéma, l’image-écran, l’image produite par la lecture).

Le jeu vidéo, c’est une pléthore d’images créées par quelqu’un qui propose un défi avec une règle établie par lui, selon un gradient de difficulté accepté par le joueur. Quel est l’enjeu ? Réussir ! Quel est le risque ? Perdre ! Perdre quoi ? Rien, fors l’honneur ; et le temps passé à ne pas faire autre chose. Mais tous les enfants n’ont pas un jardin où construire des cabanes. Le jeu est un exercice d’affirmation. Celui qui ne joue jamais est un dépressif.

Ce que nous avons dit précédemment du rôle du cinéma dans la construction de la personnalité vaut pour le jeu vidéo. La part du joueur s’y fait plus active en apparence, mais le même processus de fusion des images s’y déroule, se heurtant le cas échéant au même refus d’ordre éthique.

Ceux qui refusent de croire possible et raisonnable un usage maîtrisé des images sont des iconoclastes. Ils traquent l’idolâtrie et la profanation. Cela part d’un bon sentiment, mais c’est terriblement contre productif : un sacré que l’on ne peut représenter est-il présent ou absent ? Partout ou nulle part ? C& rsquo;est à tourner fou. Pour exercer nos facultés, et nous rapprocher du Logos, il nous faut mettre de l’ordre, apprendre à vouloir, à choisir, et donc à renoncer. Mais pas à renoncer aux images.

Que dire de l’addiction (dépendance) aux jeux vidéo ? Les statistiques sont diverses : 1 à 2% pour les unes, plus près de 10% pour celles qui diversifient le « panier » des effets nocifs. C’est insuffisant pour les disqualifier ; c’est assez pour rappeler la nécessaire vigilance des proches : quiconque s’enferme en circuit fermé montre, volontairement ou pas, qu’il a besoin d’aide.
Il y a des dispositions psychiques à l’addiction, notamment la solitude ; il y a des addictions plus graves que l’addiction aux jeux vidéo. Et l’on peut en sortir. Le jeu vidéo, c’est du divertissement à domicile, pour pas cher. Alors, pourquoi ne pas dédramatiser un usage maîtrisé. Il est vrai que la phobie du subliminal fait aussi des victimes, et que ces victimes là battent la campagne en annonçant la fin des fins. Ceux là, convenons en, sont assez difficiles à soigner…

Oui, l’excès, en tout, est haïssable. Mais, au fond, lui seul. 

Bibliographie sommaire :

-Platon : La République, livres I à VIII

-Pascal : Pensées, notamment n° 82

-Aristote : De l’âme, livre III

-Malebranche : De la recherche de la vérité, livres I à VI

-Descartes : Méditations métaphysiques, ch. I à VI

-Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience

-Montaigne : Les essais, ch. Sur l’imagination

Tous ouvrages de référence dont il existe de multiples éditions accessibles, y compris d’occasion.

Les personnes intéressées trouveront sur Internet une grande diversité de réflexions sur les addictions aux jeux vidéo, et les offres faites pour aider à s& rsquo;en sortir.


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