Ras-le-bol de la morale !
Dans le dernier épisode de Jason Bourne, L'Héritage de Tony Gilroy (2012), l'un des chefs de l'organisation peu sympathique pour laquelle travaille, pour un temps, le héros, déclare à son agent au cours d'une mission pour le moins « pas très propre » : « Nous sommes les « avaleurs de péchés ». Nous sommes chargés d'absorber tous les déchets moraux de cette équation. Notre tâche est absolument injustifiable… et absolument nécessaire ! ».
Bref... Faire le mal pour atteindre le bien. Toute la saga des Jason Bourne (La Mémoire dans la peau (2002) de Doug Liman,La Mort dans la peau (2004)de Paul Greengrass, etc..) expose de manière intéressante cette idéologie à travers le programme Treadstone de la CIA qui, au nom de la « bonne cause », du « patriotisme » et de la paix mondiale, justifie en catimini toutes les immoralités pour parvenir à ses fins.
L'idée des « méchants » de la saga Jason Bourne est la suivante : il semble que les lois constituent une contrainte excessive et un obstacle à la poursuite de la fin. Il faudrait donc nous libérer de ce carcan d'institutions pour agir librement. La morale étant une loi, il faudrait faire de même avec ses préceptes, c'est-à-dire pécher pour faire le bien. Par ce biais, on acquerrait une « efficacité » supérieure, grâce à plus d'autonomie. Ou encore, d'un autre point de vue, il serait parfois nécessaire de pécher c'est-à-dire d'agir mal moralement et volontairement (car ce qui n'est pas volontaire n'est pas moral, mais en-deçà de la morale).
Dans le cadre de la poursuite du bonheur, on retrouve le même problème.
Ainsi, dans Le Cercle des Poètes disparus de Peter Weir (1989), le professeur soulève ses élèves contre la discipline de leur université, laquelle est présentée comme le produit d'un ordre bourgeois caduc, encroûté, lourd et dépersonnalisant...
Immédiatement, ses élèves commencent à retrouver le goût de la vie ; ayant libéré leur cri primaire, leur « Yohp », et envoyé balader les préjugés des institutions, du règlement … et de la morale, ils parviennent enfin à s'épanouir. Un vent de liberté souffle, enivrant. Les élèves se mettent à créer, à inventer, à faire de la poésie et à faire rêver les filles. Le vie rentre à pleins poumons...
Bref... A quoi bon les règles ? A quoi bon la morale ?
Pourquoi la morale devrait-elle nous empêcher d'atteindre un but légitime comme la paix du monde ? A quoi sert la morale, sinon à nous empêcher de tourner en rond ? Et d'ailleurs à quoi sert une loi en général, sinon à nous casser les pieds ?
Pourtant, il semble bien que l'on trouve quelque limite à notre liberté... Mais laquelle ? Et pourquoi notre liberté devrait-elle être limitée ?
Quelques principes de réponse
En fait, qu'est-ce que la loi morale, finalement ?
Selon une définition commune, la loi est une règle de l'agir dont le propre est d'obliger (ce qui la différencie du guide ou du conseil, différence relevée non sans puérilité dans Pirate des Caraïbes, avec le code des pirates « C'est plutôt une sorte de guide général qu'un véritable règlement »). La morale, quant à elle, est la règle suprême de l'agir.
Or, l'agir (en l'occurrence réglé par la loi) a toujours un but. Une action est un mouvement vers quelque chose.... On peut dire, en quelque sorte, que la « loi » fondamentale de l'agir, c'est ce qui le fait naître et qui lui donne sa direction, c'est-à-dire son objet, son but. Sa fin.
Et c'est dans ce sens que nous pouvons comprendre l'idée de bien et de mal qui constitue la morale. Le bien n'est pas autre chose que ce qui est recherché, ce qui constitue une fin pour quelque chose ou quelqu'un. Le bien n'est pas autre chose que ce qui est désirable en quelque manière. Le mal de son côté, n'est pas autre chose que la privation de ce bien. Le mal est un creux, en quelque sorte. Et la souffrance est la conscience de ce « creux ».
Finalement, sous un certain rapport seulement, le Fantomas de la célèbre trilogie avec Louis de Funès et Jean Marais ne croyait pas si bien dire : « Pour moi le bien c'est ce que je veux, ce que je désire. »
Or, il est évident que le bien est la notion fondamentale de la morale, qui dit que telle chose est bien ou pas.
De cette manière, l'idée qu'une morale puisse s'opposer au bonheur, le bonheur étant le bien suprême (selon son acception commune) est non seulement agaçante : elle est contradictoire ! Pourquoi une morale devrait-elle s'opposer à sa propre fin, c'est-à-dire au bien ultime ?
Mais alors, pourquoi la morale semble-t-elle s'opposer quelquefois à un bien, ou à quelque fin légitime ?
En fait, si la morale s'oppose à l'obtention d'une certaine fin, d'un certain bien, c'est que cette fin n'est pas la fin ultime, et qu'elle n'est qu'un moyen possible. Et la morale s'oppose à l'utilisation de certains biens ou moyens dans la mesure où ils s'opposeraient à l'obtention de la fin ultime. C'est que le moyen est injuste, en l’occurrence.
Les cas de morale :
En fait, la plupart des contradictions apparentes de la morale proviennent de l'oubli de cette notion de fin ; ou plutôt du fait que l'on sépare la morale de la fin. On imagine qu'il y a d'une part ce que l'on recherche (genre le bonheur ou la paix du monde), et d'autre part une sorte de loi transcendantale, a priori, catégorique, inexplicable et irrationnelle, qui viendrait constamment contrarier notre propre quête de bonheur. On en vient à se poser cette question : « Comment concilier, bon gré mal gré, le bonheur et la morale, en trouvant à peu près l'un tout en ménageant l'autre... ? Comment trouver ce que je cherche tout en ne heurtant pas trop ma bonne conscience... ? » Question épineuse!
Mais si nous considérons la question morale comme un simple problème de fin et de moyens, alors nous nous demanderons plutôt : « Où vais-je ? Quel est mon but, ma fin ? » et une fois la fin déterminée: « Que dois-je faire pour y parvenir ? ». C'est exactement ce que fait Aristote dans l'Ethique : le premier livre est entièrement consacré au bonheur, ce bien que tout le monde recherche. A partir de là, l'ensemble de la morale sera la science qui permet d'orienter les actes vers la fin ultime, l'art de prendre les bons moyens pour parvenir au bonheur.
On peut certes permettre un certain « mal » pour un plus grand bien. Par exemple, lorsqu'on est obligé d'amputer un membre gangrené pour éviter la mort.
Dans Master and Commander de Peter Weir (2003), l'équipage d'un navire pris dans une tempête se trouve obligé pour éviter le pire, de couper les cordes d'un mât rompu tombé à l'eau qui risque de faire chavirer le bateau ; malheureusement, au bout du mât s'accroche désespérément un matelot...
Mais la différence, c'est qu'il ne s'agit pas là d'un mal moral. Le mal moral est celui qui s'oppose à notre fin ultime. Il s'agit seulement de laisser, de tolérer un mal physique (la mort du matelot) qui survient accidentellement, pour faire un bien plus grand (sauver l'équipage).
On peut trouver un cas analogue dans Gran Torino de Clint Eastwood (2008). Le héros provoque lui-même ses ennemis à le tuer dans un lieu public en faisant un geste en-soi anodin : sortir un briquet de sa veste, ce que les gangsters prennent pour le geste de saisir une arme. Grâce à son sacrifice, la police parvient enfin à mettre la main sur le gang. Là encore, on laisse faire un mal (un meurtre) pour un plus grand bien.
[Sed contra : une autre lecture est possible, que nous laissons à l'appréciation du lecteur. On peut en effet considérer que la provocation du personnage principal se fait par un geste pas si anodin, puisqu'il s'agit du même geste que de sortir une arme de sa poche. Le but est donc clairement de se faire tuer (le « héros » ne fait aucun mystère là-dessus), afin de faire arrêter les coupables. Pousser quelqu'un au meurtre de soi-même serait alors un suicide indirect(et non un sacrifice), moyen qui ne saurait être justifié par la fin bonne (faire arrêter un gang).]
Un cas plus difficile : dans Taken de Pierre Morel (2008), Liam Neeson a 96h pour retrouver sa fille enlevée par des réseaux de prostitution. Pressé par le temps, il torture le kidnappeur de sa fille pour lui faire dire à qui il l'a vendue.
En fait, le problème survient lorsqu'il s'agit de faire une action en soi mauvaise ; c'est-à-dire une action qui s'oppose directement à la fin ultime. Par exemple, tuer volontairement un innocent, ce qui s'oppose à la justice. Là, il faut bien le dire, on ne peut jamais faire volontairement le mal (le mal moral, le péché), même pour obtenir un bien... tout simplement parce que c'est contradictoire ! On ne se tire pas une balle dans la tête pour soigner son pied !
Mais dans aucun de ces cas, nous avons affaire à une action en soi mauvaise.
Dans les deux premiers cas, on ne veut pas directement le meurtre ou le suicide, mais on veut directement se débarrasser du mât pour dégager le bateau et sauver l'équipage, ou bien faire semblant de sortir une arme pour provoquer les bandits à se dévoiler. Le « mal » provoqué à cette occasion (qui cette fois-ci n'est pas un mal moral, mais un certain mal, au sens de détriment), en l'occurrence, la perte d'un marin ou la mort du héros, n'est recherché en aucune manière : ni comme but, ni même comme moyen (ce n'est pas parce que le marin meurt que le bateau est sauvé). Et ce n'est pas parce que Clint Eastwood est mort que les bandits sont arrêtés, mais parce qu'ils ont révélé leurs agissements au grand jour (Sed Contra : cf. ci-dessus. Si le héros n'était pas mort, les policiers n'auraient pas pu arrêter les criminels). Le lien entre les deux faits est donc purement accidentel.
Dans le cas de Taken, en revanche, Iam Neeson veut vraiment torturer. Sauf qu'il ne s'agit pas d'un innocent, bien entendu ! De plus, il y a état de nécessité urgente, avec une proportion évidente, puisqu'il s'agit de sauver une jeune fille innocente de la prostitution en demandant une information légitime au coupable.
On peut donner un autre exemple de cas de morale : celui dans lequel il y a contradiction entre la loi naturelle (genre : tu ne tueras pas l'innocent) et une loi humaine. C'est la célèbre histoire d'Antigone, de Sophocle, dans laquelle l'héroïne préfère désobéir au roi Créon plutôt que de désobéir à la « loi éternelle » qui demande aux vivants d'honorer les morts.
Au cinéma, le film Un homme pour l'Eternité de Fred Zinnemann (1966) qui raconte l'histoire de Thomas More, illustre bien ce problème : Thomas More préfère désobéir à Henri VIII jusqu'à être condamné à mort, plutôt que de le soutenir dans un décret contraire aux lois supérieures, en l'occurrence son divorce et son remariage.
Nous pouvons résumer ainsi le principe général : en cas de difficulté avec une loi (ce qui arrive parfois, puisqu'une loi ne peut pas prévoir tous les cas possibles et imaginables), on fait appel à la loi supérieure. Quand le moyen habituel ne marche plus, on regarde la fin ultime, et on prend un autre moyen. Ou encore, lorsqu'en voyage un tronçon de voie est coupé, on s'oriente, on vise l'objectif, puis on est bien obligé de passer à travers champ. C'est aussi simple ! Évidemment, cela demande de réfléchir, et dans notre époque de légalisme outrancier, on ne sait plus faire... La loi ne dispense pas d'être intelligent et observateur ; et surtout, elle ne dispense pas d'être bon et vertueux, c'est-à-dire de vouloir le bien et la justice en visant soi-même la fin ultime.
Conclusion
Bref... Tout cela pour défendre une vision un peu plus marrante, plus dynamique, de la morale. La morale est la règle de l'agir humain. Mais le mot règle ne signifie pas sclérose ou immobilisme, au contraire : une règle est une tension, la canalisation d'une poussée vers un but ! La morale, c'est d'abord la donnée d'une fin ultime de l'homme (mettons le bonheur, voir fiche sur Le Bonheur au cinéma), puis l'ordination des moyens vers cette fin ultime.
Tout cela est bien loin d'une vision sclérosée et conscientionnisée d'une série de barrières qui viendraient s'opposer méchamment à notre sacro-sainte liberté, laquelle n'existe et n'a de sens, à vrai dire, que si elle doit nous mener quelque part ...
Toute la série des Jason Bourne expose de manière juste et intéressante cette idéologie à travers le programme Treadstone de la CIA qui, au nom de la « bonne cause », justifie en catimini toutes les immoralités pour parvenir à ses fins. Finalement, selon cette philosophie, on pourrait très sincèrement « faire le mal moral pour un plus grand bien », ce qui est évidemment indéfendable.
Bref : c'est un sophisme de la plus belle forme. En réalité, si c'est nécessaire, c'est que c'est justifiable. Si ce n'est pas justifiable, alors ce n'est pas nécessaire.
Ainsi, dans l'angoissant « cas de morale » de Batman Begins, pourquoi le fait de devoir voler pour survivre devrait-il tant bouleverser notre conception du bien et du mal ? N'est-il pas évident qu'en cas de nécessité, la survie permet de voler quelque nourriture à celui qui en possède en surplus ? N'est-ce pas, tout simplement, un « bien » ?
Dans le cas du Cercle des poètes disparus, il est clair que le cinéaste nous présente une règle encroûtée et encroûtante parce qu'elle tourne sur elle-même, sans but, et qu'elle découle d'un ordre bourgeois sans idéal : on proclame des règles artistiques qui, loin de constituer une aide à la création poétique, l'étouffent et la stérilisent... et empêchent les jeunes idéaux de s'épanouir.
Mais faut-il pour cela supprimer tout ordre moral et toute règle... ?
Louis-Marie de L'Épinois
Raphaël Jodeau