La critique du film Dunkerque de Pauline Mille en fait une sorte de suppôt de la propagande britannique, et défendre celui-ci serait inévitablement se ranger parmi les « kollabos » pro-britanniques.
Au risque d’être victime d’un tel manichéisme, par cette intéressante dialectique trotskiste, je me risque à défendre tout de même l’œuvre du traître britannique Christopher Nolan.
Tout d’abord, Pauline Mille s’insurge contre le fait que le film ne fasse pas état des effectifs des armées, notamment française, de l'« importance stratégique » de celle-ci.
Je répondrai à cela que le propre d’un film est de ne pas être un documentaire, même si celui-ci retrace un événement historique.
L’intérêt d’un film long-métrage historique est d’apporter un regard subjectif, ou de se pencher sur un aspect d’un événement historique. Il n’a pas vocation à faire un travail scientifique, au contraire du documentaire. On voit effectivement peu l’armée française, ce qui choque Pauline Mille, on n’entend pas parler des batteries de l’amiral Abrial, mais cela n’a rien d’étonnant : ce n’est pas le sujet du film.
Pauline Mille saurait quel est le sujet du film, si elle avait lu le dossier de presse, où l’on trouve systématiquement écrite la raison d’être du film par le réalisateur lui-même, ce qu’elle ignore peut-être vu ses propres réserves quant à la maîtrise de l’art et de la critique cinématographique : « Hubert Jovien nous dira sûrement ce qu’il faut penser de l’œuvre cinématographique, ce n’est pas ma compétence ».
Cet aveu en dit d’ailleurs assez long sur la malhonnêteté intellectuelle de sa démarche : comment critiquer un film sans prendre en compte « l’œuvre cinématographique » ? Qu’est-ce qu’un film, sinon « une œuvre cinématographique » ? Un cours d’Histoire, un documentaire ? Justement non.
Le sujet du film n’est pas de reconstituer la bataille de Dunkerque, de montrer les tensions, les enjeux historiques existant autour de ce combat etc. La prétention du film est de présenter une armée acculée, bénéficiant du « miracle de Dunkerque », rien de plus. Le réalisateur explique lui-même que l’intérêt de son œuvre est de recréer l’oppression vécue par les soldats coincés sur les plages françaises, ce qui peut se juger en s’intéressant à « l’œuvre cinématographique ».
L’armée française est donc discrète, en effet.
Mais non seulement celle-ci est montrée, mais avec un peu de culture historique, que Pauline Mille a bien évidemment, nous n'avons nul besoin de s’appuyer sur le film pour savoir son rôle décisif. Celui-ci peut se deviner symboliquement quand, lors de la scène d’ouverture, un soldat anglais échappe de justesse aux griffes allemandes uniquement grâce à la présence des soldats français.
De toutes façons, encore une fois, un film n’a pas vocation à reconstituer l'Histoire dans toute sa complexité. Au contraire, le film historique est une invitation à se pencher sur la question qu’il aborde, et n’est donc pas un cours. Aucun film historique n’a vocation à remplacer un cours magistral.
Croire cela reviendrait à gémir de n’importe quel film historique en criant à l’imposture, au péché de localitis, à penser qu’un film est fait pour raconter tous les tenants et les aboutissants d’un événement. Aucun film au monde n’atteint le degré de précision d’un cours magistral, pas même le documentaire, loin de là d’ailleurs.
De plus, Pauline Mille croit que la propagande britannique, qui essaierait manifestement de blanchir les Anglais dans cette affaire, a effacé la réalité historique. Il n’en est rien : tout le monde sait que Churchill a trahi son alliance en laissant mourir les effectifs français. Non seulement cette réalité n’est pas cachée (Wikipédia n’est pas une recherche très sérieuse pour savoir ce qu’en pense l’historiographie …), mais elle est même explicitement dite dans le film, à travers les paroles du Commandant Bolton (Kenneth Brannagh) en charge de l’opération d’évacuation sur la plage.
Le « silence » à ce sujet dont parle Pauline Mille est plutôt une surprenante surdité de sa part quand cette réplique capitale tombe dans les oreilles du spectateur, où le commandant explique à un de ses subalternes qu’en effet, Churchill a indiqué officiellement que les Anglais se battraient main dans la main avec les Français, et qu’en réalité, ce serait les Anglais d’abord, et chacun pour sa peau. Et cela prend effet dans le film, notamment lors d’une action sur laquelle le réalisateur insiste beaucoup : des soldats français tentant de prendre la mer dans un bateau anglais, que les Britanniques écartent sans ménagement.
J’ajoute même que le film fait part d’une honorable honnêteté à ce sujet, car l’historiographie voulant absolument que Churchill fût vraiment fidèle à son « bras dessus, bras dessous » a toujours la peau dure (comme en atteste l’article « La Bataille de Dunkerque » du professeur d’Histoire Philippe Sadot dans la revue Archives de la seconde guerre mondiale, numéro 22, août 2017).
Le film ne cache donc nullement la réalité historique, et se penche donc simplement sur deux aspects objectivement émouvants : l’oppression de la situation stratégique, et l’aide apportée par les petits navires civils anglais aux soldats coincés sur les plages.
Sa réflexion sur le courage, les héros ordinaires, les passions déchaînées sur un champ de bataille, l’épreuve ultime pour la raison que ce champ impose, et l’emprise de la peur, et le sacrifice sont autant de réflexions édifiantes qui semblent également avoir échappé à Pauline Mille, la faute - impardonnable - à une absence d’évocation des batteries d’Abrial, sans doute.
Sans ironie, le film Dunkerque est évidemment lacunaire historiquement. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un documentaire ; or, ces lacunes ne dirigent pas un jugement du spectateur: on n’est pas plus convaincu d’un point de vue que d’un autre en sortant du film. Et la reconnaissance des responsabilités britanniques (de Churchill surtout), et la mise en scène de personnages tantôt héroïques, tantôt lâches montrent bien que Nolan n’a pas vocation à choisir un camp, à faire du manichéisme (c’est justement tout le contraire), et à faire de la propagande historique (ce qui serait d’ailleurs bien surprenant de sa part vu son désengagement politique total).
Quant à l’Histoire, puisque Pauline Mille s’en dit spécialiste, celle-ci nous enseigne effectivement que la solution choisie par Churchill n’était pas la seule, bien que la solution d’une contre-offensive, dans une telle situation d'encerclement, avait quelque ressemblance avec le suicide, du moins d’un point de vue britannique (quoi de plus normal pour Churchill que de vouloir préserver ses armées ?).
Le film Dunkerque ne montre nullement qu’une solution était préférable à l’autre (puisqu’effectivement, il ne parle pas de l’option de la contre-offensive). Il montre simplement, encore une fois, deux caractéristiques de l’opération qui a effectivement eu lieu : l’oppression ressentie sur les plages, et l’aide fournie par les civils anglais.
Tout passionné d’Histoire peut certes rester sur sa faim, à cause de la trop grande simplicité historique du film, mais sa vocation étant de susciter l’émotion, l’immersion dans les airs, sur mer et sur terre (la narration se divise sur ces trois points de vue), il ne faut guère s’en étonner. Ce sont des lacunes par rapport à l’Histoire, mais pas par rapport à ce qu’on peut attendre d’un film long-métrage.
Mais puisque Pauline Mille veut absolument rendre hommage à la bravoure française, allons regarder les faits historiques de plus près, après tout, autant voir si les silences relatifs de Dunkerque sont dirigés vers une déformation historique, vers le mensonge donc.
L’Opération Dynamo a eu lieu entre le 21 mai et le 4 juin 1940. Les six têtes de pont de la Heer (armée terrestre allemande), dirigées par le général H. Guderian, arrivent à quinze kilomètres de Dunkerque, au bout de plusieurs semaines de manœuvres ayant encerclé les forces alliées. A l’origine de cela, en effet, la volonté d’évacuer les troupes, imposée par les Anglais contre l’avis de Weygand, qui pensait encore possible la jonction des forces à l’intérieur des terres. Notons que cette contextualisation n’a pas à être nécessairement donnée par un film long-métrage, car personne ne sait si la solution de Weygand aurait forcément abouti (pas d’Histoire-fiction, donc).
Certes Abrial, et la Ière armée française ont opposé à la Heer une résistance héroïque. Mais Pauline Mille, qui se plaint que le britannique Christopher Nolan plaide la cause deson pays, en fait explicitement de même en oubliant bien vite d’autres éléments capitaux de ralentissement des forces armées de Guderian :
- La résistance ultime de l’armée belge, pendant cinq jours, permettant de maintenir la ligne de front.
- L’arrêt d’une hémorragie dramatique provoquée le 28 mai par la capitulation belge, grâce à la défense exceptionnelle du général britannique Montgomery (devenu plus tard maître en la matière).
- Et surtout, la raison capitale qui permet de comprendre comment les troupes ont pu évacuer pour l’essentiel d’entre elles : l’ordre donné par le Führer en personne d’arrêter les opérations, et de renoncer à l’anéantissement de l’ennemi, se contentant des attaques de la Luftwaffe (Hitler venait de s’entretenir avec Goering). Cet « Haltbefelh » (ordre d’arrêt), a été donné aux troupes de Guderian le 24 mai 1940, et les historiens se déchirent encore pour comprendre cette étonnante décision. Les deux hypothèses les plus courantes étant :
1. D’abord l’indécision d’Hitler. Il hésitait entre la réorganisation urgente des Panzerdivisonen en vue de l’invasion de la France prévue pour le 31 mai et réclamée par son état-major, et l’anéantissement par voie terrestre du B.E.F. (corps expéditionnaire britannique) et de la Ière armée française, réclamée par Guderian. Le chancelier allemand penchait pour la première solution. Il confia l’arbitrage de ce dilemme au commandant du groupe d’armées A, Rundstedt (inférieur hiérarchique du général Guderian !), qui donna naturellement raison au Führer.
2. Ou alors, la stratégie sur le long-terme d’Hitler. Celui-ci voulait obtenir la paix et le soutien de la part des Britanniques, en leur évitant l’humiliation d’un anéantissement. Cette hypothèse n’a rien de farfelu, pour trois raisons :
a-Dans Mein Kampf, Hitler écrit : « aussi loin que l’on puisse prévoir l’avenir, l’Allemagne ne saurait avoir en Europe que deux alliés : la Grande-Bretagne et l’Italie ».
b-Dans Mein Kampf également, Hitler « rappelle » que les Anglais font partie des germaniques (Angles et Saxons), dernière branche pure de la race aryenne. Il les appelle, dans plusieurs discours, « nos cousins ».
c-La volonté supposée d’Hitler de ne pas traumatiser les populations : britannique d’abord, qui réclamerait une revanche (si Hitler voulait d’une paix pour se tourner vers l’Est, projet prévu dans Mein Kampf) ; flamande ensuite, puisque celle-ci aurait subi de plein fouet la bataille finale, Hitler voulant faire de cette zone un territoire indépendant, national-socialiste, purement flamand.
On peut ajouter, parmi les éléments quasiment omis par le film, la présence d’une énorme flotte militaire britannique (peu montrée, comme l’armée française), composée de 39 destroyers (c’est leur éloignement de la plage, à cause de la faible déclivité de la côte, qui a rendu nécessaire l’envoi des navires civils dont parle le film).
Pour terminer, puisque Pauline Mille est si soucieuse du sort des troupes françaises, notons que les Britanniques, en effet, ont fait passer les Anglais les premiers (comme le dit et le montre le film, d’ailleurs). Ainsi, le 29 mai, seuls 655 soldats français ont réussi à être évacués. D’un point de vue anglais, on pourrait même être scandalisé de constater que pas un soldat français, quasiment, ne parvient à embarquer, ce qui est historiquement totalement faux. Si déformation il y a, elle est défavorable aux Britanniques !
Ensuite, sous pression du Généralissime Maxime Weygand, Churchill prétend que les quotas dits « convenables » de soldats français embarqués deviendront désormais « équivalents » (29 mai 1940). Sa célèbre phrase « on partage tout, bras dessus, bras dessous » est adressée au chef français lors du conseil interallié le 31 mai. Weygand a toutefois été entendu : le 1er juin, on évacue davantage de Français que de Britanniques (environ 35 000 hommes contre un peu plus de 29 000). Au total, sur les 338 000 évacués des plages, 120 000 sont Français.
Revenons au film. Je n’ai personnellement pas eu l’impression que l’évacuation avait été réussie uniquement grâce aux bateaux civils. Il écarte, pour rester sur son sujet, les facteurs qui ont rendu ce sauvetage possible. Mais son sujet est le sauvetage lui-même, pas l’ensemble de l’opération Dynamo. Ce récit ne déforme pas l’Histoire, il invite au contraire à se renseigner, à en savoir plus. Seule l’ignorance des faits historiques, pourrait faire penser pareille chose.
En épistémologie, on pourrait dire que le film Dunkerque ne présente pas l’Histoire, mais le Mythe, qui en est le récit plus ou moins subjectif et fédérateur (pour résumer grossièrement). Les films de manière générale, quand ils abordent l’Histoire, deviennent pierres de l’édifice du mythe. A en croire le cinéma seul, la seconde guerre mondiale aurait été gagnée le 6 juin 1944, alors que chacun sait qu'Overlord n’est qu’un des nombreux facteurs de victoire (Dunkerque en fait partie d’ailleurs, on peut citer l’Afrique du Nord, le pétrole insuffisant des armées allemandes en U.R.S.S., le manque de nourriture, de matériel, très ressentis également en U.R.S.S. et en Afrique du Nord, la bataille de l’Atlantique, la bataille d’Angleterre, les réussites du contre-espionnage des alliés, la machine Enigma, le tendon d’Achille allemand qui obligeait l’Allemagne à gagner très vite ou à perdre en cas de guerre prolongée, Stalingrad, les dollars américains, etc.).
L’Histoire, en dehors du mythe, nous enseigne aussi que les alliances sont parfois de simples formalités, et toute alliance est intrinsèquement intéressée : je demeure à ce sujet surpris que Pauline Mille soit surprise et outrée par Dunkerque au sujet de Churchill, en pensant à Mers-el-Kebir, au démantèlement de l’empire colonial français au Moyen-Orient organisé par le Premier Ministre en personne, et donc à cet abandon d’alliés sur les plages de Dunkerque dont le film de Christopher Nolan, Dunkerque, fait d’ailleurs mention.
J’espère que cette mise au point pourra servir à faire comprendre qu’un film n’est pas fait pour distribuer les bons et les mauvais points aux acteurs de l’Histoire, pas fait pour distribuer des médailles et faire des procès, bien que beaucoup s’en arrogent prétentieusement le droit.
Dunkerque est une immersion dans l’impasse des plages de Dunkerque, une confrontation avec les dilemmes moraux (une spécialité du réalisateur et scénariste) et psychologiques du soldat, et un coup de projecteur sur les civils venus en aide, injustement méconnus, il est vrai.
Il n’a pas l’ambition de montrer comment, stratégiquement, l’évacuation des plages avait pu être aussi réussie. Ceci aurait été l’objet d’un livre, d'un cours, à la limite d’un documentaire. Un réalisateur serait bien prétentieux de vouloir caser en deux ou même trois heures de quoi se faire une idée juste d’un événement historique par essence complexe. Un film peut aborder la complexité, mais il n’a pas une mission encyclopédique. Il invite à enrichir ses connaissances en aval. Et connaître en amont les tenants et les aboutissants de l’opération Dynamo n’empêchait pas d’apprécier cet éclairage cinématographique sur un de ses aspects.
Bref, ne demandez pas à un film d’être source de connaissance : un film historique est une porte ouverte vers ces connaissances (un film ne devient source historique que dans deux cas : par le témoignage qu’il livre sur la façon de penser de l’époque à laquelle il sort ; et quand on s’intéresse uniquement à un sujet très précis, comme les costumes de telle population, qu’un film peut très bien reconstituer fidèlement et entièrement).
Se contenter de deux heures de film pour connaître un sujet historique est à la fois fumisterie, et risque énorme d’avoir des lacunes, ce qui va de pair. Dieu merci, personne ne va apprendre son Histoire au cinéma, pas plus qu’on ne va comprendre la personnalité complexe de Louis XIV en regardant ses tableaux.
De toute façon, pour terminer, Pauline Mille reproche en fait au film Dunkerque d’adopter un point de vue historiographique auquel elle en oppose un autre, très incomplet et finalement, très subjectif et patriotique, et donc appartenant au mythe, non à l’Histoire. Reprocher à un film d’oublier l’armée française (ce qui est en l’occurrence injuste, nous avons vu pourquoi) est une chose ; mais en oubliant les autres armées - résistance belge, résistance de Montgomery, la flotte britannique, 120 000 Français sauvés- Pauline Mille tombe dans ce qu’elle reproche au film : la déformation des faits historiques pour en tirer du mythe.
Philippe Léon