« Les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque »

Film : The Square (2017)

Réalisateur : Ruben Östlund

Acteurs : Claes Bang (Christian), Elisabeth Moss (Anne), Terry Notary (Oleg), Christopher Læssø (Michael), Dominic West (Julian), Marina Schiptjenko (Herself)

Durée : 2h 22m


Lauréat de la Palme d’or à Cannes en 2017, The Square sut se faire un nom dans le milieu cinématographique. Réalisé par le suédois Ruben Östlund, The Square plonge le spectateur dans l’univers paradoxal de « l’art contemporain », monde dans lequel argent, pouvoir et succès cohabitent.

Le protagoniste, Christian, riche conservateur du Musée d’art moderne et contemporain de Stockholm, est à l’image de l’art qu’il promeut : hermétique, froid et distant. Sa petite vie tranquille et indépendante est chamboulée lorsqu’il est victime d’un vol en pleine rue. Cet événement intervient au moment où le conservateur met en place un nouveau projet d’exposition intitulé The Square, réalisation artistique de Lola Arias. Apparemment indépendants l’un de l’autre, ces deux épisodes sont en réalité intimement liés. En effet, Christian fait du vol une affaire personnelle, qui prend le pas sur ses obligations de conservateur, notamment celle de la promotion médiatique. Cette dernière, dans le monde de « l’art contemporain », occupe une place primordiale car c’est elle, finalement, qui permet de susciter de l’intérêt, voire de l’admiration pour une œuvre. Le scandale, la polémique ou encore la provocation sont des éléments clés qui donnent une valeur (marchande et « spirituelle ») à une production artistique contemporaine.

La question de la nature de l’art dit « contemporain » est au centre de cette fresque satirique. Dès le début du film, le conservateur, Christian, éclaire de manière savante une journaliste. Celle-ci ne parvient cependant pas à comprendre l’essence d’une œuvre contemporaine car elle n’est « pas aussi érudite » que lui. L’art contemporain réside, selon Christian, dans une seule question rhétorique : un objet quotidien devient-il une œuvre artistique à partir du moment où il est exposé dans un espace muséal ? Alors que le spectateur s’attend à recevoir une réponse, le conservateur et la journaliste se contentent d’acquiescer, sans doute parce que eux-mêmes ne peuvent répondre. L’œuvre est alors réduite à un objet « exposable » dont nul ne peut justifier sa valeur sinon marchande car un musée d’art contemporain se doit de « présenter l’art le plus actuel qui soit », quel que soit le prix à payer. Le conservateur ne semble d’ailleurs accorder aucun intérêt à l’art en lui-même ; seul l’aspect financier compte, illustrant parfaitement l’esprit de consommation que prône la société moderne. Parmi les « œuvres » exposées au musée de Stockholm, prennent place des tas de graviers, disposés à distance égale, chacun formant une sorte de petit cône. Le désintérêt de Christian pour ce type de réalisation le pousse à réajuster lui-même les tas de graviers de « l’exposition Gijoni », des cailloux ayant été aspirés lors du nettoyage du musée. Le monde des conservateurs de musée est ainsi ouvert aux yeux du spectateur.

Christian est un véritable chef d’entreprise dont la fonction est de faire du profit, le domaine de l’art étant particulièrement propice à la spéculation financière. Il est intéressant de voir que la mise en place de l’exposition The Square répond parfaitement aux différentes étapes d’élaboration d’une exposition décrite par l’artiste Boris Lejeune dans l’ouvrage Qu’est-ce que la beauté. En effet, le premier acte correspond à la réunion de représentants de l’art, ce que l’on constate dès le début du film. Christian et son équipe définissent les termes de cette coûteuse exposition au service d’une idéologie : « Le carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. À l’intérieur de ses frontières, nous partageons tous les mêmes droits et devoirs. » Ensuite est mise en place une propagande massive en vue de transformer l’attitude du public. Ce dernier, « après avoir refusé, passe à l’acceptation passive » et inconsciente, comme l’illustre l’élaboration de la vidéo destinée à faire le « buzz ». Cette acceptation ne doit pas tenir compte de l’intérêt de l’exposition en elle-même (qui n’en a d’ailleurs peut-être pas). En effet, le succès de cette vidéo publicitaire au sujet de The Square doit être aussi important que celui provoqué par un défi lancé par des jeunes sur internet, le Ice Bucket Challenge. Lorsque l’un des membres de l’équipe du musée cherche à comprendre l’intérêt d’un tel défi, on lui répond qu’il « n’y en avait pas ». La provocation et la manipulation sont au cœur de cette démarche mise en place par les médias : «Pour donner envie aux journalistes d’y consacrer un article, il faut susciter la polémique et ce projet manque de mordant et de controverse. » Le but étant de capter immédiatement l’attention d’une cible spécifique, il s’agit de la part des journalistes de manipuler la sensibilité des spectateurs, notamment par la pitié. Tous les moyens sont bons pour parvenir à cette fin. La moralité et le cas de conscience n’y ont pas leur place. Ainsi, les deux journalistes du film choisissent de mettre en scène une petite fille mendiante, tenant dans ses bras un chaton. Elle est seule, abandonnée, en pleurs, jusqu’au moment où elle pénètre dans le carré. La scène est violemment entrecoupée par les chiffres d’un compte à rebours. Il est intéressant de noter qu’à ce moment-là, le spectateur du film est au courant du contenu de la vidéo : il sait que l’enfant va littéralement exploser. La tension de cette scène n’en est que renforcée. Le réalisateur semble alors mettre à l’épreuve le spectateur que nous sommes : allons-nous, nous aussi, visionner cette vidéo tout en connaissant déjà son contenu ? Grâce à la mise en place de cette promotion visuelle, Ruben Östlund met en garde le spectateur contre la manipulation de l’information par les médias. En effet, il affirme que « les articles peu scrupuleux ayant recours à des images racoleuses sont désormais la norme, et sont diffusés partout à travers le monde via les réseaux sociaux ». L’usage d’un support vidéo était alors pour lui évident car « l’image vidéo est le moyen d’expression le plus efficace que nous ayons jamais eu, et par conséquent le plus dangereux ». Enfin, le dernier acte consiste en la « muséification de la production, en même temps que l’affirmation de sa valeur financière ». S’établit alors la mise en place d’un art administratif. La distinction entre art et marketing n’existe pas.

Le film montre que les enjeux du musée ne résident plus dans le fait d’exposer des œuvres ayant une fonction spirituelle et pédagogique. L’art, en tant que support transcendantal capable d’amener à la contemplation celui qui le regarde, par l'élévation de l'esprit à travers les profondeurs de plus en plus denses du réel, par sa beauté et non par quelques artifices, est remplacé par un « art » centré sur le profit. En effet, « l’art contemporain » est à la fois le reflet des désordres de la société mais également un outil de propagande qui détruit tout ce vers quoi la nature humaine devrait tendre, vers un Idéal qui le dépasse. Il s’oppose ainsi au fait que « ce n’est pas à l’art de servir l’homme mais à l’homme, à travers l’art, de servir le principe divin de l’univers », selon les termes de Wladimir Weidlé, critique d’art russe. Le réalisateur pointe du doigt un autre élément caractéristique de « l’art contemporain », celui qui place narcissiquement « l’artiste » au centre de l’œuvre, lui permettant ainsi de valoriser son « Moi ». Cette attitude illustre parfaitement ces propos de Jean Brun : « l’homme […] devient sa propre œuvre d’art au lieu de se contenter d’être un artiste ».

Le réalisateur souhaite en outre mettre en avant la dichotomie de la nature humaine, à partir du constat que l’homme-artiste est devenu à la fois esclave et promoteur de cette société de consommation. Il est, selon les termes de Boris Lejeune, « l’homme prolétarisé, l’homme de l’abîme », qui évolue dans un monde vide, totalement dépourvu de sens. C’est également un homme soumis à « ses plus bas instincts », un homme qui, selon Thomas d’Aquin, est capable d’être le pire de tous les animaux car il possède « les armes de la raison pour satisfaire ses désirs et ses cruautés ». L’animal, quant à lui, reste fidèle aux exigences de sa nature. L’art contemporain, qui préfère à l’œuvre le discours, est le parfait reflet de ces deux phénomènes. Certains artistes contemporains sont ainsi soumis à leurs pulsions. La performance ou happening, de « l’homme-primate » en est un exemple flagrant. En effet, cette scène redoutable du film place le spectateur en face de l’absurdité et du côté malsain de « l’art contemporain ». Le réalisateur, à travers cette performance réalisée par un « artiste » suédois, Oleg Rogozjin, manifeste l’instinct bestial tapi en l’homme, aussi bien chez les riches et savants admirateurs de cet art que chez « l’artiste » lui-même. Lors d’un dîner officiel les riches mécènes se préparent pour la pièce maîtresse du dîner. Une voix se fait alors entendre, donnant des consignes précises que les invités doivent respecter : ne pas parler, ne bouger aucun muscle, ne pas fuir et « se réfugier dans l’idée que quelqu’un d’autre sera la proie ». Malgré ces indications, les invités perçoivent cette performance comme une distraction innovante, artistique et ne les respectent donc pas. Entre leurs étonnements, rires et interactions, un « homme » s’avance, torse-nu, debout ou à quatre pattes, poussant des cris de singe. Ces agissements sont calqués sur ceux d’un primate sauvage : il examine les êtres autour de lui, les renifle, les touche, les bouscule. Les invités, quant à eux, continuent à plaisanter. Cependant, leur comportement évolue assez rapidement à partir du moment où le « singe », devient menaçant envers l’un des honorables invités. Ils ne perçoivent plus, en face d’eux, un « artiste » mais un prédateur : les invités se soumettent alors aux prescriptions données au début de la performance. Chacun d’eux s’est réfugié en lui-même, dans l’espoir de ne pas être pris pour cible. Le public devient alors à la fois complice et victime de cette forme « d’art ». Il se réduit, en quelque sorte, à la vie biologique qui est en lui, l’instinct de survie prenant le dessus. Il devient alors, selon les termes de Vercors, « un animal dénaturé », prêt à sacrifier les autres pour sauver sa peau. L’animal raisonnable a disparu. Cette scène, qui restera surement gravée dans l’esprit du spectateur, illustre parfaitement la confrontation entre un « art contemporain », qui se revendique spontané, authentique, violent, et ses admirateurs, à la fois savants, éclairés et lisses. Lorsque ces deux mondes se rencontrent, lors de ce dîner de gala, apparaît alors un rapport de force de l’un sur l’autre. Ainsi, la mise en scène de Ruben Östlund est construite à la manière d’une mise en abyme. La performance, par son étiquette d’œuvre, assujettit ceux qui lui accordent un intérêt. Le visiteur, s’il n’est pas armé, devient la victime de cet « art ». Cela nous fait réfléchir sur cette admiration que nos contemporains accordent, par exemple, à un homme qui a couvé des oeufs pendant trois semaines, sous le seul prétexte que « rien ne devrait entraver le liberté d’expression ». Là réside le problème. Où s’arrête cette liberté ? Quels sont les éléments qui permettent de dire qu'un artiste l'a dépassée ? Mais surtout, s’agit-il d’une forme de liberté?

L’agissement irrationnel de l’homme est un thème exploité tout au long du film, notamment à travers le personnage principal lui-même. En effet, Christian est un homme gérant ses petites affaires personnelles sans se préoccuper de celles des autres, sauf si cela lui permet de valoriser son image. Christian organise le monde autour et en fonction de lui. Il ne semble percevoir autrui que comme un objet situé par rapport à lui et venant ainsi perturber son monde. Cependant, cet objet est lui aussi doué d’une conscience. Par rapprochement, le protagoniste identifie l’autre en fonction de lui-même, le considérant, par exemple, comme un homme incapable de reconnaître et de réparer ses erreurs. Le conservateur semble ne donner aucun sens à ce qui l’environne et ne « voir les autres adultes que comme une menace potentielle », ainsi qu’il l’enseigne à ses filles. Il n’agit qu’en fonction du paraître. Ainsi, son rôle paraît lié à celui de l’exposition, quoique de manière paradoxale, puisque celle-ci est tournée vers l’enrichissement des autres, tandis que Christian ne s’expose que pour la satisfaction de soi. Son attitude hypocrite repose sur cette ambiguïté. En effet, The Square, ainsi que l’indique le réalisateur, a pour objet d’illustrer la manière dont les hommes sont reliés les uns aux autres dans un contexte social : « lorsqu’on essaie de bien faire, le plus difficile n’est pas de se mettre d’accord sur des valeurs communes, mais d’agir en accord avec celles-ci ». Le Carré est ainsi comme un lieu d’entraide et d’altruisme, s’opposant au monde extérieur, centré sur l’individualisme et dans lequel la pauvreté est éclipsée. Or c’est dans ce monde-là que Christian, en dépit des apparences qu'il alimente, évolue en réalité : celui de l’homme dénaturé, que Saint-Exupéry décrit comme un univers « vide de toute substance humaine », où « les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque ». C’est en ce sens que l’homme est dénaturé. Ce n’est plus un animal social mais un animal solitaire, parfois en contact avec d’autres congénères. La scène de la soirée insensée l’illustre d’ailleurs parfaitement : du son violent, des êtres se remuant dans tous les sens, habillés de la plus étrange des manières, à l’instar d’une personne âgée se dandinant en débardeur. En outre, on pourrait noter que Christian semble accorder davantage d’attention à sa voiture (certes une Tesla) qu’à ses employés. Enfin, l’épisode du vol, au début du film, déconnecte totalement le protagoniste de la réalité. Il met alors toutes ses responsabilités de conservateur de côté, ce qui conduira à la publication, sans son aval, de la vidéo. Malgré cela, au moment de la découvrir, Christian n’est pas choqué par le contenu mais ravi par l’exploit publicitaire et l’impact que la vidéo a eu sur les gens : les médias ont rempli leur fonction.

La façon dont les images sont montées par le réalisateur a un effet non négligeable sur le spectateur, de la même manière que la vidéo promotionnelle du film. La mise en scène et le cadrage jouent un rôle primordial au service du message auquel le réalisateur souhaite nous faire réfléchir : « Je voulais faire un film élégant en me servant de dispositifs visuels et rhétoriques pour bousculer le spectateur et le divertir ». Certaines scènes, en effet, paraissent très longues, créant ainsi une tension et une angoisse permanentes, comme celle de la « performance », difficilement soutenable pour certains, ou encore celle dans l’appartement de la journaliste, avec la présence apparemment inexpliquée du singe. D’autres, en revanche, apparaissent de manière assez brutale. Afin de créer une ambiance à la fois pesante et étouffante, le réalisateur a recours à des espaces clos, à l’instar de la scène dans le HLM ou dans les salles du musée. Le spectateur n’est pas à l’aise, dans aucune des scènes.            

À la lumière de ces différents éléments, nous pouvons dire que le film de Ruben Östlund est en réalité une parfaite mise en abyme. Le réalisateur présente le monde de « l’art contemporain » et un type de comportement humain qui lui est associé. Ce tableau peut être appréhendé comme une parabole de ce qu’il a pu observer dans la réalité. Ruben Östlund la narre aux spectateurs. Il la leur présente comme un miroir susceptible de refléter leur propre image, bien qu’ils puissent s’illusionner en n’y voyant que le spectacle du comportement des autres. Le film, construit à la manière d’une œuvre artistique, en reprend les mêmes outils : la mise en scène, la perturbation, la controverse. La promotion médiatique, quant à elle, s’est faite toute seule. En présentant son film au Festival de Cannes, il est possible que le réalisateur ait souhaité renouveler l’expérience de The Square : l’œuvre va-t-elle aboutir à une reconnaissance publique parce que, justement, elle sort de la norme, perturbe le public tout en captant son intérêt ? Possible, puisque le film a reçu la Palme d’Or l’année de sa sortie. La question est de savoir si Ruben Östlund a remporté son pari.