Citizen Kane

Film : Citizen Kane ()

Réalisateur : Orson Welles

Acteurs : Orson Welles (Charles Foster Kane), Joseph Cotten (Jedediah Leland), Dorothy Comingore (Susan Alexander Kane) Everett Sloane (Mr Bernstein), Georges Coulouris (Walter Parks Thatcher)

Durée : 01:59:00


« No trespassing » affiche le film dans sa première image. Une défense d’entrer adressée au personnage diégétique, au spectateur, au monde entier. Citizen Kane est l’histoire d’une obscurité qui ne s’éclaire que pour devenir plus noire encore. Histoire d’un homme, histoire d’une vie par procuration...

Welles invente Kane, Charles raconte Orson. Un travelling vertical sur la grille prohibitive, et Welles nous prend la main pour nous accompagner dans une omniscience presque coupable. Le décor défile sous les yeux inquisiteurs. Fantômes de cages et d’animaux, légendes mystérieuses qui dessinent timidement le visage d’un prince que les fumées environnantes préfigurent comme déchu. Un homme mourant, agonisant, qui ne rompt la pesanteur d’un silence alourdit par la musique que pour mettre le feu aux poudres, pour lancer une énigme tracée dans la brume en écriture de regret : « Rosebud. »

Dans la seconde qui suit, une infirmière entre, illusion d’un hors-champ révélé dans le cadre d’une boule brisée, un ange blanc qui déchire l’image pour mettre un terme définitif à une vie insensée et encensée, comme le montrera le faux documentaire aux allures de fiction donnant le "la" à la représentation de la personnalité trouble de Kane.

Welles est le père du monde fictif construit par Kane, Kane prend sa revanche en dévoilant Welles. Les prises de risque du réalisateur sont à la hauteur de celle du directeur de journal. Kane s’amuse, Welles jubile. Jacques Lourcelles fustige une personnalité en patchwork là où le public s’identifie pour vivre une aventure. Peut-être parce que la vacuité des interstices est comblée par le caractère de Welles… Ce manque de profondeur dans le personnage de Kane viendrait percuter la forme ciselée de l’oeuvre. Profondeur… Maître mot du film.

Profondeur abyssale parfois, où le spectateur doit descendre pour contempler Kane au plus bas de sa déchéance, mise en abîme tragique dans la réflection des miroirs d’un grand homme, rendu misérable par le simple départ d’une femme, lui qui pouvait toutes les posséder. Profondeur de champ pour une profondeur d’action, comme si notre univers était constitué de strates se répondant en écho pour tisser l’aune de leur prolongement.

Profondeur et vertige.

Vertige d’un spectateur violant l’intimité du plus grand pour considérer pensif l’immensité du décalage entre vie publique et vie privée. Kane est un panoramique de milliers de vies glorieuses qui viennent mourir au creux de l’intimité des hommes. C’est le tu quoque d’un demi-dieu trahi par les siens, le Waterloo de Napoléon dans la stérilité de Joséphine, l’appel au secours d’une Dalida au sommet de sa gloire. Le no trepassing qui entoure les célé brités semble n’exister que pour protéger le merveilleux d’une aura, seule perçue par les gens ordinaires. Le film est le récit de deux histoires paradoxales, celles d’un ascenseur social dont l’assomption est proportionnelle à la chute de celui de son existence. Cette intrusion aux mépris des barrières de sécurité révèle un orgueil au-delà de tout, un refus de la contradiction magnifiquement démontré dans le rapport de Kane avec son ami d’université Leland, dans l’éloignement poignant d’avec sa digne femme qu’illustrent les champs/contre-champs rythmant la froideur des petits déjeuners. L’expérience théâtrale de Welles vient ici faire exploser une tragédie dont la clé se trouve au fond dans une conversion du cœur dont Kane ne veut pas. Voilà probablement ce que Sartre n’avait pas su voir. La simplicité du personnage ne saurait à elle seule constituer une oeuvre dépourvue de substance, car cette simplicité est ancrée dans un réalisme complexe et tout à fait nouveau pour l’époque, jusqu’aux affres de la psychanalyse dans la relation de Kane à sa mère, dans la concrétisation du « tiers séparateur » dans la personne de son père.

Le spectateur est lui-même malmené. Tantôt tout connaissant, tantôt condamné à ravaler sa frustration dans l’écoute patiente des multiples témoignages livrés en forme de flashbacks, il ne découvre impuissant que ce que Welles veut lui montrer. L’omniscience ne dissipe aucun ténèbre : connaissance de l’arrivée, ignorance du parcours. Le suspens est faible, la mayonnaise a tourné, et pourtant le public s’émeut de voir une luge d’enfant partir en fumée comme l’éphémère de la vie.Welles ne surprend pas, il confirme… une boîte de médicaments sur une table, un lit, une porte… La profondeur de champ s’associe au cadre pictural pour raconter à l’avance ce que l’image va montrer. La luge elle-même vient rappeler ce traumatisme de l’enfance que les plus astucieux avaient deviné, la fumée noire vient achever une existence manifestement destinée au cul-de-sac. Les indices s’accumulent, cette déclaration de principe qui devait resurgir dans un des moments les plus tragiques, cette luge qui naît dans la glace pour périr dans les flammes. Citizen Kane se transforme en un jeu de piste macabre où les indications brillent comme de l’étain trompeur, où le spectateur traque le d& eacute;nouement avec les armes de la perspicacité.

Puis le cérate apparaît, porteur d’une étrange lumière, fascinante et inquiétante à la fois. Le reflet du témoin apparaît dans les flammes : à quoi ressemble notre vie ? Tout le monde voudrait la fortune et le bonheur… Alors pourquoi celui-ci refuse-t-il de se donner à l’émir pour s’offrir à l’ermite ? Pourquoi le maître de Xanadou a-t-il des raisons de pleurer ? Les fondus enchaînés se succèdent pour apporter de terribles réponses. L’homme montre du tempérament, puis de l’insolence, et enfin de l’orgueil. L’homme qui avait tout s’est dépossédé pour tout récupérer. Les biens matériels deviennent le sémiologique symbole d’une fiert& eacute; laissé à la pension de famille, et retrouvée dans le faste de la réussite. Un homme qui ne sait pas échouer et qui manque l’essentiel. Un bourreau qui torture les femmes qu’il croit aimer. Sa première femme d’abord, gracieuse et noble, qu’il abandonne lâchement pour le rire d’une autre. Cette autre ensuite, projetée dans une aventure dont elle sera le jouet. Voilà que Kane apparaît dans toute son horreur ! Ses actes trahissent ses paroles, et sa volonté tord la réalité jusqu’à ce que celle-ci casse dans une déflagration assassine. « Tu chanteras. » Les mots raisonnent comme des éclats de verre blessant, comme la lueur démente que Welles révèle par ce trait de lumière à l’opéra, où les yeux meurtriers répondent à ceux qui raillent l’obstination. Aucun signal n’est entendu. Ni les dignes supplications de son premier amour, ni la voix raisonnable de son plus grand ami, ni les cris désespérés de sa dernière épouse… et lorsque celle-ci brave sa dureté pour lui révéler quel homme il est vraiment, la réponse est fulgurante et sans appel : la gifle claque aussi fort que la porte qui vient de se fermer dans sa vie, porte admirablement tracée dans cette enfilade de linteaux constituant autant de sous-cadres, nouvel abîme pour Kane, libération pour sa prisonnière…

Puis la grille, puis le panneau…

« No trespassing » de nouveau…

Le triste spectacle s’achève.

Pourvu que ce ne soit qu’un rêve !