Un sujet très sensible, sujet à controverses historiques, condamnations morales, cautions scientifiques, réhabilitations médiatiques et récupérations politiques, vient d’être porté à l’écran. The Danish Girl raconte l’histoire du premier homme à avoir subi une opération chirurgicale pour changer de sexe : Einar Wegener, devenu « Lili Elbe », premier transsexuel. Un artiste peintre marié à une femme, Gerda, artiste elle aussi, qui va voir évoluer sa relation conjugale comme personne avant lui, entre drame, romantisme exacerbé et scandale. C’était en 1930. Le film, sur les rails depuis… 2008, tombe en plein débat contemporain sur la question latente de la théorie du genre, idéologie assimilant la féminité et la masculinité à des codes sociaux fabriqués par le « passé ». On ne pouvait pas trouver patate plus chaude pour se brûler les pinces ! Le sujet a fait des vagues dans les coulisses d’Hollywood, cette drôle de maison d’architectes du progrès redécouvrant parfois son puritanisme pour ménager son audience. Après maints changements de réalisateurs (Tomas Alfredson, Lasse Hallström puis Tom Hooper) et de casting, le rôle principal de Einar/Lili a finalement été attribué à un homme (Eddie Redmayne), plutôt qu’à de nombreuses égéries féminines longtemps pressenties (Nicole Kidman, Marion Cotillard, Rachel Weisz, Charlize Theron et Gwyneth Paltrow).
Certainement soucieuse de retombées économiques, la production a décidé de lisser le contenu de cette histoire. Au lieu d’avoir un bon vieux brûlot controversé dans le « genre » Lars von Trier (Nymphomaniac, Antichrist), on se retrouve donc face à un film très stylisé signé Tom Hooper (Le Discours d’un roi, Oscar du meilleur film, 2010) avec une réalisation classique recréant parfaitement l’atmosphère colorée et vivante ainsi que l’émulation artistique des années folles. Au perchoir de l’orchestre musical se retrouve l’envoûtant Alexandre Desplat, chargé de transmuer le flou émotionnel de la situation transsexuelle en une compassion pour l’humanité et la dureté de sa destinée en général. Aiguillé sur la voie du classicisme, le film présente le transsexualisme comme un retour à l’identité sexuelle d’origine donnée par Dieu, que la nature aurait accidentellement recouverte des attributs du genre opposé à la naissance. Il sonne ainsi différemment de la théorie du genre visant à promouvoir le choix de la sexualité comme un droit universel valable pour chacun, sous les ressorts d’une liberté expérimentale, capricieuse et sans limite, guidée par le plaisir. Le film défend ainsi une approche historique, montrant la perception essentialiste du transsexualisme, c’est-à-dire celle le présentant comme un trouble identitaire lié à un fait de nature, et non à un fait de culture, comme la théorie constructiviste l’entend aujourd’hui.
Quoique remarquable grâce à ses somptueux décors, la mise en scène privilégie cependant l’hypersensibilité du jeune Einar aux dentelles de ses déguisements féminins, cela au détriment de l’impact psychologique que son identité non établie devrait susciter en lui et en son épouse, Gerda. Cet Einar a étrangement l’allure d’un Arsène Lupin fétichiste. Le scénario est peu crédible quant à la réaction de l’épouse, qui accompagne vertueusement le changement d’identité sexuelle de son mari sans trop se sentir esseulée ni ébranlée dans son psychisme par ce qu’il convient d’appeler un bouleversement. Au contraire, elle va continuer de l’utiliser en modèle pour ses peintures féminines ! Ce chemin de narration privilégiant la fidélité aveugle de Gerda face à cette situation presque irréelle, a cependant deux mérites dans l’interprétation que l’on peut en faire à notre époque confuse sur la question du genre : d’une part le fait d’analyser les déséquilibres relationnels causés par la présence d’un mari efféminé refusant sa responsabilité d’époux ; et d’autre part la prééminence de la personne sur l’identité sexuelle. Autrement dit le fait qu’il y ait quelque chose de plus intime que la sexualité : l’essence de la personne. Elle fait ressentir à l’épouse fidèle un amour survivant aux changements de l’apparence extérieure. Le scénario transforme alors l’intenable réaction de l’épouse en une preuve d’amour sacrificielle, désintéressée, presque platonicienne.
Sauf que, bien évidemment, les besoins stylistiques du scénario font vraisemblablement l’économie de certaines réalités. La véritable histoire enseigne que Gerda Wegener était en fait la fille d’un… ecclésiastique, qu’elle vécut sa fidélité comme une manifestation de son homosexualité féminine, et que le couple dut se séparer en 1930 à cause de la déclaration d’invalidité de leur mariage établie par le roi du Danemark Christian X, suite à des expositions de peintures lesbiennes ayant fait scandale. En ce qui concerne la vie de l’époux, Einar/Lili, le roman historique éponyme récent de l’Américain David Ebershoff (The Danish Girl, 2001), sur lequel s’appuie le film, semble faire l’impasse sur deux détails importants mentionnés dans le propre journal de « Lili » (Man into Woman, 1930) : durant ses opérations chirurgicales, les médecins lui annoncent que ses testicules sont sous-développés (ce qui expliquerait son infertilité) ; et ils lui révèlent en outre la coexistence d’ovaires eux-aussi sous-développés dans son appareil génital, ce qui laisse suggérer un cas d’hermaphrodisme. Ce diagnostic demeure difficilement vérifiable aujourd’hui, mais il accrédite la thèse de possibles troubles d’identité liés à des anomalies génétiques. Les progrès de la science permettent aujourd’hui de déceler des cas de chimérisme dans lesquels les individus sont porteurs de tératomes, c’est-à-dire de résidus biologiques provenant de cellules embryonnaires d’un jumeau du sexe opposé n’ayant pas grandi. Ce phénomène serait en augmentation significative dans les cas d’utilisation de méthodes de procréation médicalement assistée. La thèse des anomalies génétiques demeurait soupçonnée par la médecine des années 1930, mais restait recouverte de méconnaissances scientifiques (assimilation à des maladies dites « honteuses ») et de réprobations sociales outrancières pour les victimes de ces anomalies souvent confondues à des personnes sans morale. Le film restitue assez justement l’atmosphère méfiante de la société quant aux personnes efféminées. En revanche, il se croit obligé d’insérer une scène où notre héros tragique se fait tabasser parce que pris pour un homosexuel. Systématisme agaçant lorsque l’on sait que les belles années d’après-guerre (1920-1932) furent une période d’apogée culturelle pour l’homosexualité, période où Einar et Gerda se rendent justement à Paris, la ville des préciosités par excellence.
En résumé, voilà un film situé sur une zone sismique, d’un point de vue moral, politique, social, historique, scientifique et philosophique. Rien que ça ! On salue les risques pris par la production pour choisir un angle de vue classique désireux de restituer l’historicité de l’époque. Cependant cette biographie élimine totalement le milieu familial visiblement perturbé de Gerda autant que l’anomalie génétique d’Einar relevée par ses chirurgiens. Elle gomme le caractère lesbien de leur relation et les tourments affectifs très probables de Gerda, qui se trouve être la fille d’un prêtre. Ce biopic choisit donc la voie d’un romantisme assez flou. Il entretient une confusion des genres par sa réduction du genre à une expression purement sensualiste, avec beaucoup de plans montrant Einar découvrant ses frémissements féminins. Le grand vainqueur dans cette affaire, ce n’est pas tant la liberté sans limite, ni même la jouissance de l’épanouissement sexuel. C’est la mort de l’esprit, sensé accompagner le sens dans la découverte de la vraie lumière, au-delà de lui-même, au-delà des troubles sexuels. Pour avoir oublié cette composante importante de la personne humaine, et pour s’être empressé de rallier la cause de mouvements militants dans son générique de fin, ce film est passé à moitié à côté de son rôle… et de l’homme, être psychique et spirituel autant que sexué.
Un sujet très sensible, sujet à controverses historiques, condamnations morales, cautions scientifiques, réhabilitations médiatiques et récupérations politiques, vient d’être porté à l’écran. The Danish Girl raconte l’histoire du premier homme à avoir subi une opération chirurgicale pour changer de sexe : Einar Wegener, devenu « Lili Elbe », premier transsexuel. Un artiste peintre marié à une femme, Gerda, artiste elle aussi, qui va voir évoluer sa relation conjugale comme personne avant lui, entre drame, romantisme exacerbé et scandale. C’était en 1930. Le film, sur les rails depuis… 2008, tombe en plein débat contemporain sur la question latente de la théorie du genre, idéologie assimilant la féminité et la masculinité à des codes sociaux fabriqués par le « passé ». On ne pouvait pas trouver patate plus chaude pour se brûler les pinces ! Le sujet a fait des vagues dans les coulisses d’Hollywood, cette drôle de maison d’architectes du progrès redécouvrant parfois son puritanisme pour ménager son audience. Après maints changements de réalisateurs (Tomas Alfredson, Lasse Hallström puis Tom Hooper) et de casting, le rôle principal de Einar/Lili a finalement été attribué à un homme (Eddie Redmayne), plutôt qu’à de nombreuses égéries féminines longtemps pressenties (Nicole Kidman, Marion Cotillard, Rachel Weisz, Charlize Theron et Gwyneth Paltrow).
Certainement soucieuse de retombées économiques, la production a décidé de lisser le contenu de cette histoire. Au lieu d’avoir un bon vieux brûlot controversé dans le « genre » Lars von Trier (Nymphomaniac, Antichrist), on se retrouve donc face à un film très stylisé signé Tom Hooper (Le Discours d’un roi, Oscar du meilleur film, 2010) avec une réalisation classique recréant parfaitement l’atmosphère colorée et vivante ainsi que l’émulation artistique des années folles. Au perchoir de l’orchestre musical se retrouve l’envoûtant Alexandre Desplat, chargé de transmuer le flou émotionnel de la situation transsexuelle en une compassion pour l’humanité et la dureté de sa destinée en général. Aiguillé sur la voie du classicisme, le film présente le transsexualisme comme un retour à l’identité sexuelle d’origine donnée par Dieu, que la nature aurait accidentellement recouverte des attributs du genre opposé à la naissance. Il sonne ainsi différemment de la théorie du genre visant à promouvoir le choix de la sexualité comme un droit universel valable pour chacun, sous les ressorts d’une liberté expérimentale, capricieuse et sans limite, guidée par le plaisir. Le film défend ainsi une approche historique, montrant la perception essentialiste du transsexualisme, c’est-à-dire celle le présentant comme un trouble identitaire lié à un fait de nature, et non à un fait de culture, comme la théorie constructiviste l’entend aujourd’hui.
Quoique remarquable grâce à ses somptueux décors, la mise en scène privilégie cependant l’hypersensibilité du jeune Einar aux dentelles de ses déguisements féminins, cela au détriment de l’impact psychologique que son identité non établie devrait susciter en lui et en son épouse, Gerda. Cet Einar a étrangement l’allure d’un Arsène Lupin fétichiste. Le scénario est peu crédible quant à la réaction de l’épouse, qui accompagne vertueusement le changement d’identité sexuelle de son mari sans trop se sentir esseulée ni ébranlée dans son psychisme par ce qu’il convient d’appeler un bouleversement. Au contraire, elle va continuer de l’utiliser en modèle pour ses peintures féminines ! Ce chemin de narration privilégiant la fidélité aveugle de Gerda face à cette situation presque irréelle, a cependant deux mérites dans l’interprétation que l’on peut en faire à notre époque confuse sur la question du genre : d’une part le fait d’analyser les déséquilibres relationnels causés par la présence d’un mari efféminé refusant sa responsabilité d’époux ; et d’autre part la prééminence de la personne sur l’identité sexuelle. Autrement dit le fait qu’il y ait quelque chose de plus intime que la sexualité : l’essence de la personne. Elle fait ressentir à l’épouse fidèle un amour survivant aux changements de l’apparence extérieure. Le scénario transforme alors l’intenable réaction de l’épouse en une preuve d’amour sacrificielle, désintéressée, presque platonicienne.
Sauf que, bien évidemment, les besoins stylistiques du scénario font vraisemblablement l’économie de certaines réalités. La véritable histoire enseigne que Gerda Wegener était en fait la fille d’un… ecclésiastique, qu’elle vécut sa fidélité comme une manifestation de son homosexualité féminine, et que le couple dut se séparer en 1930 à cause de la déclaration d’invalidité de leur mariage établie par le roi du Danemark Christian X, suite à des expositions de peintures lesbiennes ayant fait scandale. En ce qui concerne la vie de l’époux, Einar/Lili, le roman historique éponyme récent de l’Américain David Ebershoff (The Danish Girl, 2001), sur lequel s’appuie le film, semble faire l’impasse sur deux détails importants mentionnés dans le propre journal de « Lili » (Man into Woman, 1930) : durant ses opérations chirurgicales, les médecins lui annoncent que ses testicules sont sous-développés (ce qui expliquerait son infertilité) ; et ils lui révèlent en outre la coexistence d’ovaires eux-aussi sous-développés dans son appareil génital, ce qui laisse suggérer un cas d’hermaphrodisme. Ce diagnostic demeure difficilement vérifiable aujourd’hui, mais il accrédite la thèse de possibles troubles d’identité liés à des anomalies génétiques. Les progrès de la science permettent aujourd’hui de déceler des cas de chimérisme dans lesquels les individus sont porteurs de tératomes, c’est-à-dire de résidus biologiques provenant de cellules embryonnaires d’un jumeau du sexe opposé n’ayant pas grandi. Ce phénomène serait en augmentation significative dans les cas d’utilisation de méthodes de procréation médicalement assistée. La thèse des anomalies génétiques demeurait soupçonnée par la médecine des années 1930, mais restait recouverte de méconnaissances scientifiques (assimilation à des maladies dites « honteuses ») et de réprobations sociales outrancières pour les victimes de ces anomalies souvent confondues à des personnes sans morale. Le film restitue assez justement l’atmosphère méfiante de la société quant aux personnes efféminées. En revanche, il se croit obligé d’insérer une scène où notre héros tragique se fait tabasser parce que pris pour un homosexuel. Systématisme agaçant lorsque l’on sait que les belles années d’après-guerre (1920-1932) furent une période d’apogée culturelle pour l’homosexualité, période où Einar et Gerda se rendent justement à Paris, la ville des préciosités par excellence.
En résumé, voilà un film situé sur une zone sismique, d’un point de vue moral, politique, social, historique, scientifique et philosophique. Rien que ça ! On salue les risques pris par la production pour choisir un angle de vue classique désireux de restituer l’historicité de l’époque. Cependant cette biographie élimine totalement le milieu familial visiblement perturbé de Gerda autant que l’anomalie génétique d’Einar relevée par ses chirurgiens. Elle gomme le caractère lesbien de leur relation et les tourments affectifs très probables de Gerda, qui se trouve être la fille d’un prêtre. Ce biopic choisit donc la voie d’un romantisme assez flou. Il entretient une confusion des genres par sa réduction du genre à une expression purement sensualiste, avec beaucoup de plans montrant Einar découvrant ses frémissements féminins. Le grand vainqueur dans cette affaire, ce n’est pas tant la liberté sans limite, ni même la jouissance de l’épanouissement sexuel. C’est la mort de l’esprit, sensé accompagner le sens dans la découverte de la vraie lumière, au-delà de lui-même, au-delà des troubles sexuels. Pour avoir oublié cette composante importante de la personne humaine, et pour s’être empressé de rallier la cause de mouvements militants dans son générique de fin, ce film est passé à moitié à côté de son rôle… et de l’homme, être psychique et spirituel autant que sexué.