Dans la maison

Film : Dans la maison (2012)

Réalisateur : François Ozon

Acteurs : Fabrice Luchini (Germain), Ernst Umhauer (Claude), Kristin Scott Thomas (Jeanne), Emmanuelle Seigner (Esther)

Durée : 01:45:00


Un film d'excellentes réalisation et interprétation, dont la richesse scénaristique interpelle le spectateur sur l'art, la littérature, le lien entre fond et forme, les passions et la morale, bien égratignée au passage.

Quand François Ozon dégaine la caméra et que Fabrice Luchini embrasse la pellicule, le choc est rude.

Après des films comme 8 femmes, ou La potiche, mettant également en scène Fabrice Luchini, on connaît la nette tendance du réalisateur à montrer les dessous crotteux de la bourgeoisie ou, plutôt, à salir cette belle institution qu'est la famille. Quoi de plus naturel, donc, qu'il ait choisi cette pièce de théâtre de Juan Mayorga (Le garçon du dernier rang) pour l'adapter au cinéma.

On sait que ce jeune homme, après une éducation catholique, est devenu fort turbulent et quelque peu distant des valeurs qui lui ont été transmises, et le docteur Freud aurait certainement pris beaucoup de plaisir à descendre dans les origines de son animosité contre les relations familiales. En ce sens, ce brave fanfan est assez proche de son homologue Étienne Chatillez, dont
La vie est un long fleuve tranquille exploitait le même filon avec une jouissance à peine dissimulée.

J'imagine que la caméra doit être une sorte d'exutoire, de thérapie par l'action, de ce genre de traitement qui ne résout surtout pas les problèmes parce qu'en France, on aime bien avoir ses démons intérieurs, ça fait smart (pas la voiture, évidemment) !

C'est d'ailleurs le premier thème de ce film. Combien de personnes ai-je croisées qui se prenaient pour de grands auteurs parce qu'il avaient soigneusement cultivé en eux le romantisme ? « Il
faut souffrir pour écrire, » me disait l'un d'eux, l'air satisfait. La littérature n'est alors que la matérialisation d'une passion incontrôlée, la mise en forme de la folie, le chemin de perdition qui conduit le personnage de Fabrice Luchini à la déchéance. Car seule la forme compte, et l'effet qu'elle produit. Quand Claude, ce jeune homme brillant, arrive dans la classe de Germain, un professeur désabusé et frustré, ce dernier a une révélation. Le processus de création n'est alors envisagé que dans sa dimension technique :
« à travers le couple Germain-Claude, raconte le réalisateur, c’est le binôme nécessaire à toute œuvre de création qui est posé : l’éditeur et l’écrivain, le producteur et le cinéaste, et même
le lecteur et l’écrivain ou le spectateur et le metteur en scène. »
Il aura suffit d'une histoire bien rédigée pour que l'enseignant, magistralement interprété par son acteur, soit conquis. Que son jeune élève viole l'intimité d'une famille pour nourrir ses papiers ne le dérange pas. Il se prend au jeu, au grand désespoir de sa femme, séduite par l'écriture du jeune homme mais néanmoins inquiète de ce jeu dangereux. Ce qui passionne le professeur, c'est d'enseigner à son élève que son écriture doit pousser ses personnages vers des objets de désir, avant d'y interposer des obstacles pour tenir le lecteur en haleine. Germain souffre de n'avoir écrit dans toute sa vie qu'un mauvais livre, et retrouve en Claude la fibre de sa jeunesse.

style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;">Issu d'une pièce de théâtre espagnole, le film traite d'écriture, et cette imbrication entre cinéma et littérature pose toujours la question délicate du récit. Que prendre du livre ? Que laisser ? Quelle trame narrative utiliser ? François Ozon cultive l'ambiguité : « le dispositif d’alternance entre la réalité et les rédactions m’a tout de suite semblé propice à une réflexion ludique sur l’imaginaire et les moyens de narration. » Si l'origine littéraire du film, matérialisée par une voix off, laisse progressivement la place à la diégèse cinématographique, la frontière entre l'écriture du garçon et cette diégèse est
volontairement estompée, principalement à l'aide de transitions d'une grande finesse. De ce fait, l'introduction du personnage de Germain dans le récit cinématographique des rédactions de Claude, à la manière de Woody Allen, rappelle paradoxalement cette frontière.

Bref, comme l'explique le réalisateur, tout est fait pour brouiller les cartes : « Peu à peu, imaginaire et réalité sont mis sur le même plan car pour moi, au final tout est vrai. Même le suicide de Rapha est vrai puisqu’il a été désiré par Claude. Il faut se laisser aller à la fiction et ne plus se poser de questions. »

Ne plus
se poser de questions ? Alors que c'est la désinhibition morale la plus complète, puisque le garçon mène pour cela une quête perverse : la pénétration voyeuse d'une famille « normale, » selon les termes récurrents du jeune écrivain ?

Toujours ce thème de la famille, toujours cette vitrine luisante et cette arrière-boutique poussiéreuse. En apparence, la famille « Rapha » vit une idylle. Raphaël-fils (son père porte le même nom), le camarade de classe de Claude est un élève moyen que la présence de ses parents à la sortie de l'école ne dérange pas. Sa mère, Esther, qui va devenir un objet de désir pour Claude et qui porte ce « parfum si singulier des femmes de la classe moyenne, &
raquo; a l'air si heureuse dans les bras de Rapha-père !

Claude décide d'investiguer et intrigue pour pouvoir rentrer dans la maison. Proposant des cours de mathématiques à son camarade, il se faufile comme le démon dans l'intimité de la famille et se prend bien vite à la mépriser. Le père apparaît désormais comme un bête amateur de basket et un pseudo spécialiste de la Chine, alors qu'il n'y a passé qu'une semaine il y a dix ans. Le fils a des tendances homosexuelles et la mère, morte d'ennui, rêve sur des magazines de déco. Ça y est, la faille est trouvée. Il ne reste plus qu'à l'exploiter avec une malice infernale. On est passé de l'autre côté du miroir, du côté obscur, on est dans l'univers de François Ozon. La famille
est une cellule certes, mais tumorale alors. Elle n'est pas ce qu'elle paraît, comme d'habitude. A force de vouloir détruire les apparences, le réalisateur faute en construisant de fausses apparences pour une réalité heureusement plus noble : un amour réciproque et sincère d'une femme et d'un homme, qui portent le fruit de l'enfance et l'amènent à maturation en le nourrissant d'affection.

De ce voyeurisme forcené Germain est complice, mais l'est-il plus que nous, spectateurs ? Car le génie d'Ozon est ici d'utiliser la force du cinéma pour nous conduire là où nous reprochons à Germain d'aller.

Le cinéma n'est pas voyeur par essence,
il l'est par tradition, et s'inscrit pour cela dans la même veine que la littérature, qui peut être pudique ou intrusive. Ce que Claude raconte, la salle le voit, et s'en délecte. Elle va même plus loin, puisque si le jeune écrivain se limite à la famille Rapha, le spectateur, lui s'introduit dans l'intimité de Claude lui-même, dans la relation qu'il va progressivement mettre en place avec Esther, mais aussi de Germain dans ses discussions intimes avec Jeanne, son épouse. Kristin Scott Thomas le reconnaît volontiers :
« on est davantage dans le réel et la justesse avec le couple que je forme avec Luchini. Il nous filme de près, dans un petit appartement, plein de livres. Tout d’un coup, le spectateur est plongé dans une plus grande intimité. »

Et pour cette derni&
egrave;re famille (certes sans enfant) François Ozon ne va pas être plus indulgent. D'apparence équilibrée (quoique l'épouse tienne une galerie d'art contemporain, tout spécialement moqué dans le film bien que le réalisateur s'en défende), elle volera en éclats sous l'obsession littéraire du professeur indigne. Cette horreur est voulue de toutes les forces du cinéaste, puisqu'il explique que
« dans la pièce, c’est différent, ça se termine sur le banc du parc face à la maison Rapha, Germain comprend que Claude est entré dans son intimité, qu’il a rencontré sa femme. Il lui fiche une claque, lui dit qu’il est allé trop loin et clôt leur relation. Il se protège et ne rompt pas avec sa femme… Cette fin ne me semblait pas juste. Pour moi, il était évident qu’il fallait que ça explose,
que Claude aille plus loin dans la cruauté, qu’il y ait une interaction réelle entre le monde de Jeanne et le sien. La vie intime de Germain est affectée par sa relation avec Claude, qui a tout contaminé, comme dans Théorème. »

Le réalisateur sème donc le doute : Claude a-t-il couché avec Jeanne ?

Par cette ambiguité, mais plus encore par ces baisers échangés entre le jeune Claude (16 ans dans le film) et Esther, interprétée par Emmanuelle Seigner, le film renoue avec les atours bassement croustillants des films des années 80 comme The Graduate, un brin iconoclaste et qui mettait en sc&
egrave;ne les amours entre un jeune bachelier timide et une femme cougar affamée. Faut-il y voir une simple volonté de provocation, une apologie de l'hébéphilie, une défense à peine voilée des amours de Roman Polanski dont Emmanuel Seignier est la femme par ailleurs ?

S'il est évident que la maturité d'un jeune homme de seize est dans la grande majorité des cas impropre à gérer ce type de relation, de surcroît adultère, il faudrait peut-être un jour avoir le courage de rappeler que, derrière des personnages de fiction, ce sont des acteurs qui s'activent. Et comme le démontre régulièrement les colonnes de la « presse people, » de telles scènes sont très fortes émotionnellement.

Une chose pourtant semble avoir évolué chez François Ozon, car finalement la famille Rapha, quoique passée par des moments très difficiles par la faute de Claude, tient le choc. « Claude a l’illusion qu’il va pouvoir pénétrer dans cette famille, explique-t-il, et la faire imploser mais finalement, l’amour familial est plus fort et il n’arrive pas à trouver une place, il est exclu. Dans beaucoup de mes films, j’ai détruit la famille, mais là, le clan familial possède une force centrifuge qui lui permet de se ressouder et d’expulser l’étranger. Cette famille se suffit à elle-même, elle ne fait pas de place à l’autre, ce qui est à la fois beau et cruel. » Rien à faire : même quand il est sympa, il a le regard noir. Pourquoi faudrait-il nécessairement que ce soit cruel ? Ce n'est cruel que parce qu'en l'occurrence le corps étranger cherchait à pulvériser la famille ! Sinon, la famille aurait pu adopter ce bonhomme sans se mettre en danger !

Positif aussi peut-être est le fait que Claude, à la fin du film, au terme de ses manœuvres écoeurantes, a tout perdu. Il n'a pas Esther, ni Jeanne, il sort du circuit scolaire et ce qui lui reste, c'est sa volonté perverse opiniâtre. Voilà qui change de ces films dans lesquels les héros finissent dans une tristesse glorifiée !

Je
dis bien peut-être, car cette fin témoigne de mon optimisme débordant. Pour François Ozon, en effet, cette scène qui montre le professeur et son élève détruits par leur passion est un... happy end !
« Il était important de les réunir à nouveau dans la dernière scène, devant la maison de repos. D’une certaine manière, c’est un happy end. Je voulais terminer sur la complicité de ces deux solitudes qui ont besoin l’une de l’autre pour faire exister la fiction. Très vite, j’ai eu l’image de ce dernier plan : eux deux sur un banc, qui regardent des fenêtres comme des écrans. Comme l’héroïne de Sous le sable qui court vers un inconnu sur la plage, Germain et Claude choisissent la fiction à la réalité. C’est là qu’ils se
sentent vivants. »

Infernale complicité dans la perversité, insupportable auto-satisfaction dans les plaisirs éphémères du voyeurisme et du dévergondage, quelle désespérante perspective dans la tête d'Ozon... Quel dommage, quand son savoir-faire rappelle avec brio la puissante richesse du cinéma, la profondeur des caractères bien travaillés et la solidité d'un excellent scénario !