Des hommes et des dieux

Film : Des hommes et des dieux (2010)

Réalisateur : Xavier Beauvois

Acteurs : Lambert Wilson (Christian), Michael Lonsdale (Luc), Olivier Rabourdin (Christophe), Philippe Laudenbach (Célestin) ...

Durée : 02:00:00


Point de vue sur un événement dont on ne sait presque rien, le film entend montrer la puissance de la force tranquille sur le hurlement de la guerre, incarné par des moines à l'image d'une Eglise catholique moderne.

Qu'on se le tienne pour dit, condition indispensable à toute étude sur le film, celui-ci n'est pas un film historique : « Le film s’attache davantage à retranscrire l’esprit des événements et des enjeux qu’a connus la communauté, plutôt qu’à relater avec exactitude les détails de la réalité historique. » (in Dossier de Presse). On comprend ce choix. D'une part malgré la levée du secret-défense sur quelques documents français en 2009, qui révélerait une bavure de l'armée algérienne, on ne sait presque rien sur les circonstances du drame, et d'autre part il est difficile de faire un travail d'investigation depuis le 29 septembre 2005, date à laquelle le pr& eacute;sident algérien, Abdelaziz Bouteflika, a amnistié par la charte de « réconciliation nationale » une bonne partie des terroristes des années 1990, et interdit tout débat sur cette période de l’histoire algérienne, forçant par ailleurs la production à tourner au Maroc et non en Algérie, où les faits ont pourtant eu lieu.

 

L'ambition du film est noble. Il s'agit de montrer la force d'un message de paix porté au coeur de la haine des hommes par des moines cisterciens, qui n'avaient commis d'autre crime que celui d'aimer.

Il fallait donc pour plus d'authenticité peindre de façon réaliste le quotidien de ces moines, puis les plonger dans le contexte de terreur d'une guerre civile impitoyable, en montrant combien la force tranquille de ces hommes de Dieu a su opposer à la violence des armes le rempart le plus solide qui soit, celui d'un amour indestructible parce que serein.

 

C'est ainsi que Xavier Beauvois, surtout dans la première partie du film, dessine la vie de ces moines pauvres et simples, aussi bien dans leur petite communauté qu'au sein du village dont ils sont, aux dires des habitants, le nerf vital.

Il le fait avec toute la force dont il est capable, à l'aide de plans cinématographiques très pensés, voire ciselés, où la lumière et le chant monastique découpent l'espace et le temps, avec une profondeur, une pudeur et un respect qui semblait avoir presque complètement déserté le cinéma, habituellement patient cultivateur de son voyeurisme.

Indépendamment de cette esthétique parfaitement moulé sur la forme spirituelle, il a fallu une documentation sérieuse afin de capter dans toute sa dimension le quotidien de la vie monastique. « Après avoir lu le scénario d’Etienne Comar, j’ai rencontré un théologien, j’ai engagé un conseiller monastique, Henry Quinson, avec qui j’ai relu le scénario pour essayer de comprendre ce qu’est la foi, la vie monastique, le mystère pascal par exemple. » (Xavier Beauvois in Dossier de Presse). Plongé dans un silence apaisant, le spectateur vit les heures d'études, de labeur et de prières, inébranlables même dans les pires moments du film. Il assiste aux difficultés de la vie en communauté, où les moines défient les héros hollywoodiens dans chacune des simplicités de leur vie. A défaut d'être des surhommes, ils sont peints comme des êtres humains, avec leurs peurs et leurs faiblesses, leurs doutes et leurs questions, qui se manifestent spécialement lors des entretiens particuliers avec le père supérieur ou dans le « chapitre, » petite pièce où les moines échangent collégialement leurs points de vue. Pourtant la peinture n'est pas toujours fidèle. D'après la Règle de Saint Benoît en effet, fondateur de cet ordre monastique, « quelquefois nous devons éviter de parler, même pour dire des choses bonnes. Et cela, par amour du silence. Alors, nous devons encore plus éviter les paroles mauvaises, à cause de la punition que le péché entraîne. Savoir garder le silence est très important. C'est pourquoi, même pour dire des paroles qui sont bonnes, des paroles saintes qui aident les autres, les disciples parfaits recevront rarement la permission de parler. Les plaisanteries, les paroles inutiles et qu'on dit seulement pour faire rire les autres, nous les condamnons partout et pour toujours ! Et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour ces paroles-là !  » (Règle n° 6). Or dans le film le bavardage est fréquent, voire inappropriée, comme ce « va te faire foutre » d'un moine fatigué à son coreligionnaire, retentissant comme une fausse note improbable dans la symphonie monacale.

Pour le village, les moines sont à la fois médecins, psychologues et pourvoyeurs de biens nécessaires (comme les chaussures). Droits dans leur charité, ils soignent indistinctement tous ceux qui se présentent à leur porte, même terroristes.

Mais ils ne sont en cela pas différents des nombreuses associations d'aide humanitaire, et c'est ce qui étonne. Quittant leur « coule » (l'habit du moine bénédictin) sitôt qu'ils quittent leur monastère, ils ne sont pas différents du reste de la population, et ne font presque jamais, dans le film en tout cas, d'apostolat ou de christianisation. Cette attitude est voulue par la production : « Les cisterciens-trappistes n’ont aucune mission « apostolique » d’évangélisation et se gardent de tout « prosélytisme ». La Règle de Saint Benoît invite les moines à pratiquer l’hospitalité et le partage « surtout à l’égard des pauvres et des étrangers » et de tous ceux qui souffrent. Elle met en avant le travail manuel et les relations avec le voisinage dans les travaux agricoles, vitales en période d’insécurité et de restriction. » (in Dossier de presse). Pour exact qu'elle est, cette phrase peut prêter à confusion puisque l'absence d'apostolat en dehors du monastère (comme le ferait un prêtre missionnaire) est une conséquence du mode de vie des bénédictins, qui reçoivent en revanche dans leurs murs, dont ils ne sortent que pour des cas d'urgence. Il est difficile de dire avec précision ce que faisaient les moines du monastère de Tibhirine, mais dans la mesure où ceux du film semblent passer une bonne partie de leur temps à l'extérieur (à visiter les familles par exemple), peut-on concevoir qu'ils s'empêchent de partager leur foi, alors même qu'ils vont participer, recueillis, à une cérémonie musulmane ?

Pourtant une belle fois le frère Christian, interprété par l'excellent Lambert Wilson et supérieur de la communauté, va prêcher par l'exemple, priant au-dessus de la dépouille d'un des terroristes au grand dam des soldats furieux. « Dehors ! » Le frère s'exécute. Ici, le pardon est un ennemi.

Une autre fois, dans un très courageux geste de paix, il va rappeler un terroriste sur le point de partir pour lui rappeler l'importance de la nuit de Noël, naissance de Jésus.

 

Le Frère Christian est confronté à des choix d'une difficulté extrême. Les moines doivent-il accepter la protection de l'armée ? Contrairement à la règle de Saint Benoît, qui impose une consultation des autres frères pour toute décision grave, le père décide seul que non, pour des raisons plus qu'obscures. Cette initiative lui sera reprochée de façon respectueuse par les autres frères mais, finalement, ils entérineront la décision, ne souhaitant pas confier leur sécurité à un « gouvernement corrompu. » Quoique courageux, l'acte pose la question de son motif légitime. Corrompu ou non, pourquoi refuser cette aide ? Pourquoi prendre le risque inutile de disparaître ? En témoigne la colère du Frère Luc, l'armée n'est pas agréable à côtoyer, dont l'un des dirigeants rend la France responsable des déboires de l'Algérie, mais un tel secours était malgré tout salutaire. Alors ? L'ont-ils fait par pacifisme ? Parce qu'ils avaient eu l'assurance d'être protégés par les terroristes (ce qui semble être sous-entendu dans le film) ? Par obstination ? Si la réponse pouvait éclore, ce ne serait que dans la bouche des historiens.

 

La deuxième décision est encore plus difficile. Ainsi que les en supplie l'administration, faut-il partir ? Et si oui, en France ou en Algérie ? Le spectateur souffre avec les moines comme l'un d'eux, le visage collé contre un tableau de la Passion du Christ, souffre avec celui qu'ils appellent leur Maître. Après les images crues, documentaires, de l'égorgement d'un croate dans des convulsions, le spectateur tremble pour eux, dans la tragédie dont l'Histoire lui donne déjà le dénouement pénible. Quelques voix s'élèvent pour partir du monastère, bien vite dissuadées par les supplications de la population locale. « Quand nous sommes venus ici, s'indigne un des frères, ce n'est pas par intérêt personnel ! » Le doute règne. Le cri d'un moine déchire la nuit dans un appel à Dieu : « aide-moi ! Je t'aime ! » Quelques minutes de pellicule plus tard, le frère Christian le serre dans ses bras : « nous n'avons pas à chercher le martyr, c'est vrai ! »

Même s'il ne s'agit probablement pas de martyr au sens catholique du terme (selon la doctrine de L'Église catholique, ê tre tué pour des raisons simplement politiques ne constitue pas un martyr, il faut pour cela être mort par haine de la foi catholique), il s'agit bien d'un martyr au sens commun, quand l'heure approche où des innocents vont payer pour des guerres étrangères.

Cassant le silence, les bruits d'hélicoptères alourdissent la chaleur du jour, contenus hors des murs par les mélodies monacales, sereines et stoïques. « Je ne crains pas la mort non plus. Je suis un homme libre, » sourit le Frère Luc. Paisible, le Frère Christian marche dans un paysage majestueux, nourrit par la sagesse du silence. Sa décision est prise : la fleur ne se déplace pas dans le champ pour trouver la lumière du soleil. Les moines resteront.

Respectueuse, la caméra sait se faire insolente. Allongé sur un lit, un terroriste blessé prend des allures christiques « Lorsque je veux filmer un terroriste à moitié nu allongé sur une table d’auscultation, affirme Xavier Beauvois, je pense au Christ de Mantegna. […] moitié jeu de mot, moitié provocation. J’ai également pensé à la photo du Che mort d’Alberta, surtout lorsque mon personnage a une balle dans le buffet. »

Cette libert& eacute; artistique explique probablement cet autre passage, surréaliste dans un monastère cistercien mais d'une grande intensité cinématographique, où le Frère Luc prend l'initiative de servir du vin pendant le repas, enclenchant dans un vieux magnétophone le ballet du Lac des Cygnes qui, superbe, devient extra-diégétique au passage de la caméra, longs travellings latéraux alternés de gros plans sur les visages des moines. Les sourires cèdent la place aux larmes, et alors que les verres de vin se portent aux lèvres avec émotion, avant cette nuit fatidique, c'est bien la Passion du Christ qui transpire sur les visages.