Dogora, ouvrons les yeux

Film : Dogora, ouvrons les yeux (2003)

Réalisateur : Patrice Leconte

Acteurs : /

Durée : 01:32:00


C’est donc un retour au cinéma muet que constitue ce film, qui concentre toute l’attention sur l’essentiel du 7e art : l’osmose entre vision et audition. Le contraste entre une musique franchement dépaysée et un décor exotique est un autre défi qui exige un travail extraordinairement minutieux de minutage entre l’un et l’autre. La caméra, après avoir introduit l’orchestre et le chœur, passe en revue une série de thèmes,
tels que la circulation dans les rues de Bangkok, l’enfance, le travail dans les rizières et les usines de textile… Scénario assez lâche donc, qui laisse en revanche une place énorme au montage.

Malgré un accueil du public assez froid, le pari est largement gagné par le réalisateur, qui cloue le spectateur au fond de son siège par ce fabuleux travail d’harmonisation entre des vues magnifiques et une bande-son égale mais jamais agaçante. L’osmose entre rythme musical et actions des « acteurs » involontaires – aucune prise de vue n’a été mise en scène – touche par moments à la danse, qui du reste revient à plusieurs reprises. L’alternance entre couleurs froides et couleurs chaudes, particulièrement soignée, crée des logiques et des contrastes étonnants. La caméra n’oublie ni les moments de fête, de vie intense, de ce calme bonheur que nous donnent en exemple les Asiatiques, ni les bidonvilles et les gigantesques décharges où grouillent les misérables en quête d’un
haillon à récupérer, ni le travail des champs, ni les énormes usines où des milliers d’ouvrières sont penchées sur leur machine à coudre… Etonnant.

Le problème est peut-être plus celui du fond : refuser l’intrigue, les dialogues, et même une simple voix off, n’est-ce pas aussi se priver de message, se contenter d’aligner des séquences prises au hasard ? Simple exercice de style ou renouvellement de la vision du cinéma ? Certes, il manque une composante essentielle du 7e art, mais après tout, elle permet de mieux se concentrer sur le rapport entre forme et fond. Car Dogora est bien plus qu’un documentaire – plus travaillé, certes, mais aussi beaucoup plus émouvant. C’est une véritable tranche de vie qui nous est livrée là, où l’artifice se sait artifice, et dans cette mesure on peut dire que le film apporte beaucoup plus que la plupart des navets commerciaux qui ne font qu’aligner les lieux communs et les prodiges techniques. Dogora est une véritable
recherche de beauté, et voilà sans doute le plus important : il n’est pas qu’une distraction, mais un moment de plénitude, de contemplation pure, de véritable bonheur des sens. Touchantes, amusantes, poignantes, ces images souvent inoubliables offrent, outre une véritable réflexion sur les moyens du cinéma, une authentique tentative de retour à la beauté : « C’est une œuvre dont je suis extrêmement fier. Non pas parce que c’est un « beau » film, mais parce que je suis fier de l’avoir fait avec la certitude d’avoir été sincère comme jamais » a dit le réalisateur.

Louis-Marie CARLHIAN