Hannah Arendt

Film : Hannah Arendt (2012)

Réalisateur : Margarethe Von Trotta

Acteurs : Barbara Sukowa (Hannah Arendt), Axel Milberg (Heinrich Blücher), Janet McTeer (Mary McCarthy), Julia Jentsch (Lotte Köhler)

Durée : 01:53:00


Hannah Arendt, tout simplement. Le titre est le contenu. Pas besoin de plus pour ce film dont la vocation est éminemment panégyrique. Le dossier pédagogique distribué avec le film ne cache pas son enthousiasme : « Hannah Arendt est un film-hommage qui prend résolument parti pour son héroïne. »

Contestable et contestée, voilà donc la grande Hannah, fille juive de l'idéalisme et du sionisme, à la fois accusée et défendue par ses pairs, au centre d'un biopic franco-allemand financé par le fond de soutien israëlien du cinéma.

Le sujet principal est une tarte à la crème : la Shoah. Si les formules conjuratoires (du genre « plus jamais ça ! ») s'essoufflent, avec la poussée massive de l'anti-sionisme en France, le business continue de prospérer. Qu'on en juge : rien que pour le film, un dossier de presse, deux dossiers pédagogiques et un dossier histoire. Dans l'un deux, on souligne combien cette œuvre est parfaitement alignée avec les programmes scolaires d'histoire, de philosophie et d'allemand. Bref, il faudrait être zinzin pour ne pas en acheter les droits, surtout quand on s'appelle Éducation nationale.

Mais derrière l'aspect commercial, il y a une œuvre. De quoi parle-t-elle ? De la Shoah ? d'Hannah Arendt ? Du procès Eichmann ? En fait, de tout cela à la fois, mais à des degrés divers.

« Je voulais me confronter aux problématiques liées à la réalisation d’un film sur une philosophe, » explique la réalisatrice dans son dossier de presse. Le cœur du film, c'est Hannah. Ses sentiments, sa vie, illustrée par de nombreux flashbacks sur sa relation avec Heiddeger, et sa pensée. « Après avoir envisagé toutes les options, explique la réalisatrice, l’idée de se focaliser sur les quatre années pendant lesquelles elle a travaillé sur le rapport et sur le livre Eichmann s’est imposée comme une évidence pour dépeindre au mieux la femme et son oeuvre. »

On comprendra dès lors pourquoi, ordonnée à cette fin, la technique s'adapte. Quand Annah parle, la musique se fait discrète, et des zooms presque imperceptibles viennent enquêter sur les expressions et les attitudes de Barbara Sukowa, dont le jeu est d'une grande justesse.

Mais cette posture de la réalisatrice réveille un contraste curieux. La thèse défendue par Arendt dans le procès Eichmann est très intellectuelle, tandis que la réaction de ses détracteurs fut, elle, très passionnelle. C'est sur ce terrain sentimental que Margarethe Von Trotta, peut-être parce qu'elle est une femme, a souhaité répliquer. En témoignent ces morceaux de violon, comiques pour le critique averti, qui accompagnent le témoignage d'Hannah racontant son passage en camp, l'oeil humide. Le message est clair : Arendt est peut-être une philosophe, mais Hannah est une femme, une biche blessée, qui souffre de la violence des attaques. Le ressort dramatique du scénario en devient parfois bien faiblard : quand on la voit s'écrouler en pleurs à la lecture d'une lettre d'insultes, on a peine à s'identifier, tellement notre époque est devenue plus violente. La lettre n'est pas agréable, c'est sûr, mais aujourd'hui les gens s'agressent physiquement pour bien moins.

De la même façon, tout est fait pour montrer qu'Hannah, quoique détestée par les élites, est aimée par les gens libres, puisque malgré la censure que tente de lui imposer son université, ses séminaires sont remplis d'étudiants qui l'écoutent avec de grands yeux pleins d'amour et de reconnaissance. Et ne parlons pas de sa secrétaire éblouie, dont le jeu d'actrice est presque excessif.

Vient ensuite la thèse proprement dite défendue par Hannah Arendt en 1966 dans Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, article paru dans le New Yorker dont elle était la correspondante ad hoc. La thèse est simple à comprendre : le régime nazi a réussi à « fonctionnariser » son totalitarisme, c'est-à-dire à asseoir sa « Solution finale » sur les milliers de têtes de fonctionnaires besogneux et obéissants, incapables de discerner le bien du mal parce qu'ils sont placés dans un autre schéma : l'obéissance et la désobéissance, le sens du devoir.

Eichmann faisait son travail, point.

Cette position, que l'on veut absolument attribuer à Hannah Arendt, n'a en fait rien de bien original à l'époque. Quelques années plus tôt, le psychologue Stanley Milgram avait déjà réalisé sa désormais fameuse « expérience de Milgram, » reprise dans le film I... comme Icare, d'Henri Verneuil en 1979, ou dans la bande-dessinée des années 80 de Moore et Llyod, V pour vendetta. Pourquoi Hannah a-t-elle alors connu cette contestation alors que Milgram, dans le même pays, fut laissé en paix (même s'il est vrai que son adhésion à l'American Psychological Association fut suspendue en 1962, mais pour d'autres raisons) ?

La réponse est évidente. Les gens apeurés sont comme fous. Dans un contexte d'agitation extrême, ils sont prêts à s'en prendre à n'importe qui et à dire n'importe quoi. Or le traumatisme provoqué par les massacres de la seconde guerre mondiale fut tel qu'il continue aujourd'hui encore à charrier son lot de folie. Comme l'indique un des dossiers pédagogiques, « ce n’est pas le procès Eichmann qui est l’enjeu du film, même s’il en est déclencheur, mais bien le procès intenté aux articles de la philosophe sur le procès Eichmann. » Car si les juifs sont légitimement quelque peu susceptibles sur la question, il est une chose qu'ils ne pardonnent pas : que ce soit l'un d'eux qui les « trahisse. » Il suffit pour cela de regarder les polémiques assez récentes survenues d'abord aux États-Unis puis dans le monde autour des écrits de Finkelstein.

Or Hannah Arendt est du sérail, et elle est accusée de minimiser la responsabilité d'Eichmann. Pire : elle rappelle la réalité des Judenrat, Conseils juifs placés sous l'autorité du régime nazi. Comme l'écrira l'historien anglais Hugh Trevor-Ropper dans le Sunday Times (13 octobre 1963), « Mme Arendt ne dit pas expressis verbis que les Juifs furent plus coupables qu’Eichmann mais, comme elle tient à diminuer la responsabilité de ce dernier et à mettre en lumière celle des Juifs, elle donne parfois cette impression. La grande érudition qu’elle manifeste et l’objectivité supérieure à laquelle elle prétend rendent difficile d’éviter cette impression, dont il est plus difficile encore de prendre son parti. »

Le crime est commis, il ne manquait plus que le lynchage (quoique celui-ci, rappelons-le de nouveau, est d'une violence toute relative). Arendt est-elle négationniste ? Ce terme, inventé par le très à gauche historien français Henri Rousso date de 1987. Il ne sera donc pas utilisé contre la philosophe, mais l'idée est là : une partie de l'histoire ne saurait être discutée. Pourtant, même Henry Rousso insiste sur le fait que « négationnisme » n'est pas « révisionnisme », le premier terme ajoutant au second l'idéologie et la malhonnêteté (critère si relatif qu'il permet aux élites en place d'ostraciser n'importe qui). Mais l'époque n'est pas au jugement. Il est à la folie.

Sur le fond, que vaut la position philosophique d'Hannah Arendt ?

Il est utile de rappeler à cet effet la place qu'Heidegger occupe dans la vie d'Hannah et dans le film. Les décors et le jeu d'acteur fantomatique de Klaus Pohl l'érigent en icône, quoique son engagement aux côtés du nazisme ne soit pas dissimulé. Ce qui n'est pas dit (sans dommage), c'est qu'après avoir apostasié sa foi catholique (il prétendait, le pauvre, que la religion et la philosophie ne sont pas conciliables), Heidegger devint un des chefs de file de l'existentialisme (une forme d'idéalisme), quoiqu'il tentât vainement de se rattacher à Platon, Aristote et même Saint Augustin (qui, pourtant, défendaient tous l'idée d'un être ontologique).

Dans sa perspective, pardon de ne pas détailler plus mais ce n'est pas le lieu, Heidegger défend l'idée selon laquelle l'être n'est pas une réalité stable mais change de nature au fil du temps. Dans sa lignée (bien qu'elle se soit bien démarquée de son maître), son élève et maîtresse Hannah Arendt défend l'idée selon laquelle le totalitarisme a pour finalité de changer la nature humaine mais, surtout, qu'il est effectivement possible d'y arriver. Pour un philosophe réaliste, cette affirmation est forcément fausse et concerne la problématique du changement (l'être est-il stable, ou changeant ? S'il est l'un, ne peut-il être aussi l'autre ?), qu'Aristote résolut génialement en découvrant que chaque chose était à la fois en acte et en puissance. Il n'est d'ailleurs pas besoin d'être réaliste pour percevoir cette réalité puisque Voegelin entretint une controverse avec la philosophe sur cette question (il défendit la thèse selon laquelle le changement de la nature humaine impliquerait nécessairement sa destruction).

La conclusion à laquelle arrive Hannah Arendt lors du procès Eichmann est donc logique (mais si !) : « Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu’il était « normal » […]. Eichmann n’était pas fou au sens psychologique du terme et encore moins au sens juridique. Malgré tous les efforts de l’accusation, tout le monde pouvait voir que cet homme n’était pas « un monstre » ; mais il était vraiment difficile de ne pas présumer que c’était un clown. […] Eichmann n’est qu’un figurant sans envergure […], un tâcheron besogneux de la solution finale. » (Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal). En réalité, donc, le régime nazi aurait réussi à transformer l'homme en une sorte de robot sans conscience, par le truchement d'une notion puissante : le devoir. C'est l'application sans issue du fameux impératif catégorique de Kant, référence d'Heidegger et défendu à tort hier comme aujourd'hui par les braves gens des meilleurs milieux.

On ne peut s'empêcher d'établir un parallèle entre la banalité du mal et le positivisme juridique actuel, défendu bec et ongle par les partisans du mariage entre personnes du même sexe et de l'adoption par les couples homosexuels. Une fois que l'autorité a tranché (par l'intermédiaire d'une loi) toute contestation devient anti-démocratique, c'est-à-dire condamnable. Comme sous le régime nazi, tout résistant devient un adversaire du système qui doit être sorti du tatami, et si l'armée n'accomplit plus de trop basses besognes, la machine médiatique s'en charge.

C'est également l'ignoble rouage bureaucratique à broyer le citoyen. Le demandeur de RSA qui rencontre un problème dans son dossier est dirigé de service en service par des gens distants ou méprisants qui ne se sentent pas concernés ; celui qui ne peut payer ses impôts est brisé par l'artillerie fiscale au sein de laquelle personne n'a mauvaise conscience, puisque celui qui place la balle dans le barillet ne fait que placer une balle dans un barillet, celui qui vise ne fait que viser, et celui qui tire ne fait qu'appuyer sur une détente.

Il y a donc, dans ce fait pointé du doigt par Hannah Arendt une réalité que le philosophe réaliste ne saurait nier. S'agit-il pour autant d'un changement de nature humaine opéré par le totalitarisme ? En d'autres termes, est-il possible de transformer l'être humain en autre chose : une sorte de robot de chair qui perdrait par là même son humanité ?

Dire que l'homme devient un robot, c'est affirmer qu'on lui a retiré son libre-arbitre. Pour un réaliste, « le principe de l'action morale est le libre-choix (principe étant ici le point d'origine du mouvement et non la fin où il tend), et celui du choix est le désir et la règle dirigée vers quelque fin. » (Aristote, in Éthique à Nicomaque, VI, 2. Voir en ce sens Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 83, a. 3). Autrement dit, l'homme qui ne choisit pas, ou ne peut choisir n'est pas un homme. Dans un régime totalitaire, l'homme peut-il être rendu incapable de choisir, comme le prétend Hannah Arendt ?

Les séquences réelles du procès intercalées de façon très pertinente et souvent poignantes dans le film montre qu'Eichmann revendique cette faculté de choix. Lorsqu'il répond à l'avocat général, il se rebiffe : bien sûr qu'il pensait ! Mais cet homme assume aussi pleinement son choix moral (en ce sens qu'il est posé par un être doué d'intelligence et de volonté) : il était lié par un serment d'allégeance au IIIè Reich, et aurait vu tout manquement à ce serment comme une atteinte à son honneur... jusqu'à tuer sa propre famille s'il y avait eu des motifs valables ! Quand Hannah Arendt lui dénie sa prétention à l'humanité, Eichmann répond qu'il a un sens de l'honneur et de l'obéissance.

Cette différence de point de vue devient particulièrement intéressante lorsque la réalisatrice du film met le spectateur face au discours final de la philosophe, qui répond à une élève l'interrogeant sur la notion de crime contre l'humanité. Hannah Arendt lui répond que le régime nazi s'est rendu coupable de crime contre l'humanité dans la mesure où il a nié que les juifs puissent avoir une humanité. Mais cet argument ne se retourne-t-il pas contre elle-même qui affirme que l'humanité d'Eichmann lui a été retirée par le régime nazi ? Est-ce pour cette raison que, contre toute attente, elle se réjouit de la pendaison de cet homme ?

Contrairement à ce qu'affirme le dossier de presse (« le film dépeint Hannah Arendt comme une théoricienne politique et une philosophe indépendante face à son opposé absolu : le bureaucrate soumis qui ne pense pas du tout et qui choisit d’être un subalterne zélé »), qui prend ainsi le parti de son égérie, il faut donc reconnaître qu'Eichmann a posé un choix moral, de façon lucide, qui est celui de l'obéissance à une autorité (et l'on remonte alors au principe de l'expérience de Milgram, quoiqu'il est encore controversé que cet homme ait eu pleine conscience de ce qu'il faisait, tandis que les « cobayes » du psychologue constataient de manière directe qu'ils faisaient mal à leur victime).

Alors Eichmann était-il moralement condamnable pour cette obéissance ?

Saint Thomas d'Aquin (qui n'est, certes, pas le seul à affirmer cette évidence, mais comme nous sommes sur un site réaliste, citons-le tout de même) écrit que « si les chefs ont une autorité usurpée, donc injuste, ou si leurs préceptes sont injustes, leurs sujets ne sont pas tenus de leur obéir. » (Somme théologique, IIa, IIae, q.104, a. 6)

Tout repose donc, en la matière, sur la question de savoir si Eichmann avait ou non connaissance de l'injustice des ordres qui lui étaient donnés. Car on n'imagine bien que quelqu'un qui croit bien faire, et qui ignore les maux qui découleront de ses actes, ne saurait être coupable, ce qui fait dire au même Saint Thomas : « si l'erreur qui cause l'involontaire provient de l'ignorance d'une circonstance quelconque, sans qu'il y ait eu négligence, cette erreur excuse du mal. » (I, IIae, q. 19, a. 6).

C'est donc, contrairement à ce que prétend Hannah Arendt, la principale question que devait se poser le tribunal qui, ne parvenant pas à démontrer qu'il avait eu cette connaissance entraînant sa responsabilité, essayait de démontrer qu'Eichmann avait directement tué. Or la philosophe explique que « l’attitude d’Eichmann lui-même était différente. Tout d’abord, l’inculpation pour meurtre était fausse : « je n’avais rien à voir avec l’assassinat des Juifs. Je n’ai jamais tué un Juif ni d’ailleurs un non-Juif – je n’ai même jamais tué aucun être humain. Je n’ai jamais ordonné qu’on tue un Juif ou un non-Juif […] ». La défense ne prêta pas la moindre attention à la théorie personnelle d’Eichmann, mais l’accusation perdit, en vain, beaucoup de temps à vouloir prouver qu’Eichmann avait, au moins une fois, tué de ses propres mains. » (Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal). Pour elle, le problème ne se situait pas dans la culpabilité d'Eichmann. Il était un rouage, c'est tout.

Le fait est qu'en l'absence de preuves, Eichmann fut tout de même pendu, et ceci pour un motif qu'Hannah Arendt dénonce à juste titre de manière récurrente dans le film.

Car dans la frénésie du moment, ce procès ne fut pas seulement celui d'un homme, mais celui d'un système, et celui-ci évidemment, ne pouvait être que condamnable. Comme l'explique Saint Augustin, qu'Heidegger cite dans le film, « quand la justice disparaît, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? »

En termes populaires, ce genre d'accusation métonymique porte un nom très simple : « désigner un bouc émissaire, » ou « accuser son chien d'avoir la rage. » Hannah Arendt ne va jamais au bout de sa logique mais elle le suggère, elle trouve que ce procès respire la folie.

C'est une justice de rendre cet hommage à Hannah Arendt. Quels que soient les divergences qui nous séparent d'elle, il faut reconnaître le courage des esprits libres, que le film glorifie en même temps que le personnage. Il se trouvera certainement quelques personnes pour minimiser ce courage, pour dire que, dans les faits, la polémique fut un feu de paille qui lui valut la célébrité et la gloire. Mais quoiqu'il en soit, c'est bien le message que le film véhicule, et c'est une bonne chose.

Hannah Arendt est donc, à coup sûr, un film de propagande en ce sens qu'il est une louange, et non une présentation sobre des faits. Le risque est grand sitôt qu'un film emprunte à la fois au genre historique et au mélodrame. Ici, ce risque est réalisé (le passage sur la prétendue complicité du pape avec les nazis catholiques ne sent pas très bon), mais présente le mérite indéniable de nourrir le débat et la controverse à une époque où l'oxygène intellectuel ne se trouve plus que sur une certaine toile...