La Guerre des Mondes

Film : La Guerre des Mondes (1953)

Réalisateur : Byron Haskin

Acteurs : Gene Barry (Dr Clayton Forrester), Ann Robinson (Sylvia), Jack Kruschen (Salvatore), Robert Cornthwaite (Dr. Pryor)

Durée : 01:25:00


L’idée de départ du roman de H. G. Wells La guerre des Mondes avait tout pour plaire aux marchands de rêves d’Hollywood : du fantastique et du rêve avec les Martiens, le frisson provoqué par leur brutale invasion, le suspens avec leur capacité de destruction apparemment invincible, et l’indispensable happy end du retournement final, aussi miraculeux qu’inattendu. Il était naturel que la production de ce film revînt à Georges Pal, déjà réputé pour sa maîtrise des effets spéciaux.

Il en sortit un film très distrayant, au suspens habilement soutenu par d’excellents effets spéciaux pour l’époque, ce qui valut à G. Pal un de ses cinq Oscars. Ce bel ensemble de qualités a fait écrire à G. M. Hickman dans son livre Les films de George Pal (1977) : « Sans aucun doute La guerre des mondes est un des films les plus excitants, inventifs et franchement terrifiants jamais réalisés. Plus de vingt-cinq ans après sa première sortie, il continue de tenir les spectateurs en haleine. »

Toutefois, dans la mesure où les spectateurs américains des années 50 n’avaient plus grand-chose en commun avec les lecteurs anglais du début du XXe siècle, une adaptation aux goûts du public fut nécessaire, avec pour conséquence des déviations profondes non seulement de la lettre mais aussi de l’esprit du roman de Wells. Paradoxalement, si le récit perd beaucoup de sa réflexion scientifique sur ce à quoi pouvaient ressembler nos envahisseurs extra-terrestres, il gagne en réflexion philosophique sur le sens de cette invasion, notamment sur les trois mises à l’épreuve qu’elle représenterait pour l’humanité : inconnue scientifique, confrontation militaire avec l’humiliation d’une défaite inexorable, et finalement recours à la Divinité comme dernier espoir de salut.

 

La mise à jour du roman de H. G. Wells répondait non seulement au besoin de coller au goût du public américain de l’après-guerre, mais aussi à des impératifs budgétaires : tourner le film en Angleterre aurait eu un coût prohibitif, et les premiers essais de tripodes martiens tels que décrits par Wells se sont révélés trop complexes, notamment en ce qui concerne leurs mouvements. Ordinateurs et images de synthèse relevaient encore de la science-fiction…

Exit donc le Londres du début du XXe siècle, les exodes en charrettes à chevaux sur des routes poussiéreuses et l’artillerie face au « rayon ardent » : place à l’invasion de la Californie par des soucoupes volantes en forme de boomerangs armés de rayons à antimatière, et protégés par des boucliers énergétiques résistants à une bombe atomique. Du scénario de Wells il ne reste à peu près rien : seulement l’idée de départ du livre, une invasion de la Terre par des Martiens dotés d’armes destructrices bien supérieures aux nôtres, l’épilogue de la mort inattendue des Martiens – auquel Hollywood donne un sens radicalement différent de Wells, nous y reviendrons – et l’épisode de la ferme à côté duquel atterrit un météorite martien, ce qui donne au héros un point de vue imprenable quoique périlleux sur les envahisseurs.

 

Les écarts entre les traitements de ce passage par le livre et par le film sont révélateurs des différences de mentalité, voire de philosophie, entre Wells et Hollywood (ou George Pal ?). Il est pour le premier l’occasion de nous fournir une description détaillée des Martiens, d’une minutie scientifique, que le lecteur attendait depuis environ les deux tiers du livre ; à ce titre il offre une des clés de lecture philosophique du roman. Profondément pessimiste, Wells voit les Martiens comme le fruit ultime d’une évolution rationaliste, qui les a vus se débarrasser progressivement des organes les moins utiles : membres, digestion (pour se nourrir ils se perfusent directement le sang des Terriens…), pour ne garder que l’essentiel : le cerveau et les mains. Dépourvus de tout sentiment, et même d’organes géniteurs, puisqu’ils se reproduisent par division cellulaire comme les bactéries, ils ignorent complètement la notion d’altérité. A ce titre, un personnage du livre les qualifie fort justement de « brutes ».

Dans le film en revanche le passage du héros piégé dans la ferme n’offre qu’un plan de quelques secondes sur un Martien (d’ailleurs très différent de la description de Wells !), et l’occasion pour les humains de s’emparer des quelques objets qui fourniront au scénario un prétexte d’analyse scientifique sans grand intérêt, hormis celle du sang martien bien sûr…

Ainsi, le film de G. Pal aborde avec moins de précision toutes les interrogations de nature scientifique posées par l’irruption de cette forme de vie inconnue sur notre planète. Certes, on ne peut pas dire que la dimension scientifique soit absente du scénario, bien au contraire, comme en atteste la présence d’un savant de renom parmi les principaux protagonistes. Grâce à lui, des indications sur le niveau de technologie des Martiens sont données tout au long du film. On pourrait même dire que, contrairement au livre où les questions surgissent au fur et à mesure de l’avancée des Martiens, sans trouver de réponse, le savant et ses collègues permettent au film de fournir presque immédiatement les réponses que peuvent se poser les Terriens (et les spectateurs)… mais en vain. Car le premier drame pour l’humanité dans cette histoire est l’impuissance de la science terrienne à conjurer la menace martienne.

 

Tandis que pour le rationaliste Wells la science est la discipline clé pour comprendre les Martiens, et éventuellement se protéger de leur menace, pour les « marchands de rêves » d’Hollywood le choc que représente l’irruption brutale de cette technologie étrangère formidablement plus avancée que la nôtre présente toutefois moins d’intérêt que la confrontation militaire, qui occupe une bonne part du film. Il est dans la logique de l’industrie cinématographique de préférer les grands spectacles aux thèses, et de ce côté-là La guerre des mondes ne fait pas exception : que l’on se souvienne d’Independance Day sorti quarante ans plus tard…

Alors que Wells ne mentionnait que les dégâts autour de Londres, nous aurons donc une description assez précise du plan d’invasion terrestre par les Martiens et le détail des diverses tentatives de ripostes terriennes, dont la fameuse bombe atomique (larguée par une « aile volante », le futur de l’aviation tel qu’on l’imaginait alors !). Elles se soldent toutes par de cuisants échecs, ce qui augmente progressivement la tension dramatique en soulignant le sentiment d’impuissance des meilleures forces de la planète face aux envahisseurs de l’espace.

 

Ainsi la Science ne nous apporte à peu près rien qui puisse nous aider contre cette menace, et la Force se révèle incapable d’arrêter l’inexorable destruction de l’espèce humaine et de tout ce qu’elle a pu bâtir depuis son apparition. Que reste-t-il alors à l’Humanité, sinon l’ultime espoir d’un secours du Ciel ? Socialiste et athée, Wells ne fait jouer à la Religion qu’un rôle mineur dans son livre, celui d’un vicaire parfaitement ridicule et même gêneur, rendu à moitié fou par l’invasion qui vient bousculer tous ses schémas de pensée préétablis. Le héros sera contraint de s’en débarrasser physiquement pour survivre, ce qui en dit long…

Au contraire, le film de Pal accorde une grande importance à la question religieuse, au point que l’on peut dire qu’en plus d’explorer les deux chocs scientifique et militaire, il étudie avec une certaine profondeur le choc religieux que représente l’invasion des Martiens. C’est clairement la plus grande différence d’esprit entre livre et film – la différence de lettre étant bien entendu les époques et les moyens techniques -, et elle donne toute sa profondeur à ce dernier, au point de relever avec honneur le défi toujours délicat de l’adaptation d’un roman à l’écran.

D’aucuns pourront objecter que l’aspect religieux du film n’est que la mise en scène d’une Amérique puritaine bien connue par son ridicule et ses croyances à la limite de l’obscurantisme : l’héroïne ne croit-elle pas que le monde a été créé en 6 jours ? En écrivant cela j’ai conscience d’être en désaccord avec plus d’un, mais je crois au contraire que le film explore avec finesse les différents ressorts de l’âme humaine lorsqu’elle est confrontée à une menace qui la dépasse. Nul besoin d’avoir fait de longues études de psychologie pour comprendre que, devant le danger suprême de l’anéantissement, les réponses de l’Homme ne sont pas seulement la Force et l’Intelligence mais aussi le recours à la Divinité. Cette attitude peut prendre plusieurs formes, toutes bien mises en scènes, à commencer par le don de soi dans un sacrifice christique, tel celui du Pasteur qui s’avance face aux armes de guerre invaincues des Martiens, muni de sa seule Bible et récitant des psaumes. Cet acte désespéré se solde par sa mort, apparemment inutile puisqu’ensuite ce ne seront que les armes qui parleront.

L’humanité fière de ses conquêtes scientifiques et de sa force de domination de la Nature connaît alors humiliation sur humiliation, et l’on pourrait dire que tout cela se passe dans le silence de Dieu. Lorsqu’après l’étude du plan de déploiement des Martiens, l’état-major américain se rend compte que l’humanité sera anéantie en six jours, l’héroïne, fille du pasteur cité plus haut, observe que c’est la durée qu’il a fallu à Dieu pour créer le monde. Davantage qu’une réflexion bigote ou créationniste, c’est la remarque logique de quelqu’un qui voit son monde s’écrouler d’une manière aussi implacable que soudaine. La brutalité de la disparition de l’homme souligne sa fragilité, comme a dû l’être son apparition. Wells en son temps avait perçu lui aussi cette fragilité, mais pas avec la même acuité spirituelle : cette invasion était un rapport de force, puis l’occasion pour l’humanité de repartir sur de nouvelles bases, rien de plus.

Lorsqu’un cataclysme se produit, la religion est souvent présentée comme moralisatrice : la catastrophe serait la conséquence de tous nos péchés accumulés, repentons-nous, etc. On appréciera que le film évite de tomber dans ce travers simplificateur, tellement facile puisque même Camus s’y laisse aller dans La Peste. Au contraire, il ne fournit pas de réponse à la cause de tant de destruction, hormis le simple enchaînement des faits. En cela, il colle bien avec l’enseignement d’un certain Jésus, qui voici deux mille ans n’établissait pas de lien direct entre les maux qui affligent les hommes et leurs péchés, (cf. l’évangile selon saint Jean, chap. 9 1-3, et l’évangile selon saint Luc, chap. 13, 1-5), mais nous mettait en garde de ne pas en commettre.

 

Film à grand spectacle, au suspense haletant, La guerre des mondes nous captive non seulement par ses effets spéciaux mais aussi par la profondeur avec laquelle sont dépeints les attitudes et les sentiments humains face aux difficultés et aux tragédies. En ce sens, il est aussi une leçon de courage et d’espoir : même lorsque tout semble perdu il ne faut pas renoncer à espérer.

Face aux maux qui nous affligent, il est vain de chercher une réponse au « silence de Dieu ». Seule la conscience droite d’avoir tout essayé, d’avoir fait de son mieux, nous permet de dire, comme le héros en conclusion du film, « nous avons espéré un miracle, et nous l’avons obtenu ».