La machine à explorer le temps

Film : La machine à explorer le temps (1960)

Réalisateur : George Pal

Acteurs : Rod Taylor (George), Alan Young (Filby), Sebastian Cabot (Dr. Philip Hillyer), Whit Bissell (Walter Kemp)

Durée : 01:43:00


Durant l’âge d’or hollywoodien des années 50-60, George Pal s’est illustré comme spécialiste des effets spéciaux, réalisant et produisant de nombreux films aux effets novateurs, judicieusement mis au service du scénario, ce qui ne lui vaudra pas moins de cinq Oscars pour l’ensemble de son œuvre. Très apprécié pour ses films à grand spectacle et tout public, Pal ne pouvait manquer de s’intéresser à l’œuvre d’ H.G. Wells : après avoir produit La guerre des mondes (1953 ; réalisateur B. Haskin), il réalisa lui-même La machine à explorer le temps (1960). Par son imagination débridée et la variété des lieux et époques de ses romans, H.G. Wells est en effet considéré, à plus ou moins juste titre, comme le père de la science-fiction moderne, par opposition, par exemple, à un Jules Verne, dont l’œuvre serait qualifié d’anticipation plutôt que de fiction.

Comme c’est souvent le cas lors d’adaptation cinématographiques d’œuvres littéraires, la lecture du roman original montre des différences parfois sensibles avec le film. Ces écarts s’expliquent-ils seulement par des différences de projets entre l’écrivain et le réalisateur : faire réfléchir ou distraire ? Peut-on dire pour autant que le film n’est pas fidèle au livre, à son esprit ou à sa lettre ?

 

Le film s’ouvre dans l’ambiance feutrée et cosy d’une maison anglaise de la fin du XIXe siècle, relate les dîners entre amis de cinq Anglais aux professions variées, suivant parfaitement le roman de Wells : contrairement à l’adaptation de La guerre des mondes, où ni lieu ni temps ne concordent, la fidélité au livre semble s’imposer ici. Le choix des acteurs, leurs apparences physiques et leurs prestations d’acteurs illustrent bien la diversité des hôtes et leurs attitudes vis-à-vis de l’aventure incroyable que leur raconte le Voyageur du Temps. Ainsi, tous affichent des styles très conventionnels, pour ne pas dire « coincés », à l’exception d’un seul, Philby, le meilleur ami du Voyageur : tandis qu’on devine chez tous des professions « respectables » (docteur, chef d’entreprise, avocat…), lui seul affiche la mine décontractée du vendeur de vêtements qu’il est. Esprit moins conventionnel, probablement plus ouvert, il sera le seul à ne pas mettre en doute la parole de son ami.

Outre les décors, costumes et seconds rôles, les effets spéciaux servent également la lettre et l’esprit du livre : La machine à explorer le temps inaugure la technique du stop-motion, c’est-à-dire des photos successives d’un phénomène lent pour créer une impression de mouvement accéléré : résultat garanti pour un escargot… qui fut récompensé par un Oscar du meilleur effet spécial. Les séquences de l’escargot, de la fleur qui éclot, du mannequin qui change de tenue au cours des années illustraient à merveille l’idée d’accélération du temps. Habitués que nous sommes aujourd’hui à voir toutes sortes de transformations d’images, numériques pour la plupart, nous avons peine à imaginer l’impact que produisit sur des regards encore frais la première retranscription en image de ce que pourrait être un voyage dans le temps.

Enfin, arrivé dans le lointain futur, « en l’an huit cent deux mille sept cent un », le film restitue à peu près parfaitement l’ambiance et les états d’âmes qui traversent successivement le héros : l’averse qui « douche » son ardeur (désolé, il fallait bien la faire celle-là, d’autant que ni le livre ni le film ne manquent d’humour !), puis l’angoisse qui le saisit peu à peu au fur et à mesure qu’il se rend compte de son complet dénuement dans ce monde si différent du sien. Par la suite, la découverte de ce monde, ses erreurs d’interprétation et sa compréhension progressive pour aboutir à l’horrible révélation de « l’organisation sociale » entre Elois et Morlocks est plutôt bien respectée.

C’est tout le talent de Pal qu’avec le héros, nous voyageons dans le temps, avons froid, peur, sommes charmés puis horrifiés par ce monde… pour finir séduits par le sourire de la jeune première du futur.

 

Toutefois, les lecteurs attentifs de Wells auront noté tout au long du film les apparitions progressives d’écarts par rapport au roman.

Tout d’abord, les premiers arrêts lors du voyage vers le futur se font « comme par hasard » à chaque fois lors des guerres mondiales, en 1917, 1940 puis durant une troisième guerre mondiale supposée avoir lieu en 1966. Ainsi, notre héros, un Anglais qui avait quitté son époque en pleine guerre des Boers, a l’impression que l’humanité marche de conflit en conflit jusqu’à l’apocalypse nucléaire de la troisième guerre mondiale. Ce choix pessimiste, qui ne pouvait correspondre au livre puisque celui-ci fut écrit en 1895, a une triple justification.

Selon Pal, le choix des arrêts, ainsi que les séquences de changement de vêtements du mannequin, répondaient au besoin de montrer aux spectateurs des événements familiers du passé, afin de les convaincre de la réalité du voyage dans le temps.

Toutefois, on peut voir aussi dans la séquence de l’anéantissement atomique la transcription d’une des grandes peurs de cette époque, alors en pleine guerre froide entre l’Amérique et l’URSS. Rappelons que la crise des missiles de Cuba aura lieu deux ans plus tard…

Enfin, ce pessimisme assumé est un respect a posteriori de l’esprit d’H.G. Wells, puisque ce dernier avait une vision assez pessimiste de l’avenir de l’homme. Celle-ci est détaillée par le voyageur tout au long du livre, lorsqu’il essaie de comprendre le monde futuriste dans lequel il est arrivé. Pour lui, les changements profonds depuis son époque sont dus à quelque cataclysme qui a ravagé la surface de la Terre, provoquant une sorte de « remise à zéro », un déluge laïc en quelque sorte, à la suite duquel l’humanité repart pour une bonne direction. C’est du moins ce qu’il croyait jusqu’à ce qu’il découvre la réalité des relations entre Elois, humains habitants la surface de la Terre, et Morlocks, monstres post-humains qui vivent dans de grandes cavernes souterraines…

On pourrait aussi citer l’épisode des « anneaux parlants », une synthèse habile des réflexions philosophiques du voyageur, intraduisibles à l’écran, et de sa visite du temple de marbre vert : deux épisodes du livre qui auraient probablement alourdi le scénario. Ainsi, on serait tenté de ne voir en ces écarts que d’intelligentes adaptations du roman de Wells au public hollywoodien des années 60.

 

Mais tandis que Wells termine son ouvrage sur un constat profondément pessimiste, bien en phase avec son caractère, sa philosophie personnelle et la suite de son œuvre littéraire – La machine à explorer le temps fut son premier roman – le film au contraire suggère un happy end typiquement hollywoodien. Ainsi, il disparaît pour ne jamais revenir, mais vers quel destin ? L’ultime habileté du réalisateur, afin de contenter à la fois les lecteurs d’H.G. Wells et les spectateurs, est d’ailleurs de ne pas expliciter le dessein du héros, mais de le suggérer fortement, une fois reparti pour le futur, à l’aide de quelques mots de ses amis.

Dans ce happy end réside certainement le plus grand écart entre le livre de Wells et le film de Pal ; il s’explique par une triple différence.

En premier lieu, il apparaît évident que Wells et Pal n’avaient pas le même projet : tandis que Wells cherchait à faire réfléchir son lecteur à l’aide d’une œuvre distrayante, un roman de fiction, Pal cherche avant tout la distraction de son public. Le petit couplet volontariste américain du Voyageur aux Elois après le grand affrontement dans la caverne (« tous ensemble vous pouvez vaincre les Morlocks ») ne saurait être assimilé à l’énoncé d’une philosophie.

« Dis-moi ce que tu redoutes, je te dirai qui tu es » : la hantise de Wells, socialiste de très humble origine sociale, était l’injustice sociale, thème qui dominera toute son œuvre, et forme la base des réflexions du voyageur sur le monde du futur. Chez Pal comme dans une bonne partie du monde en 1960, ce sont la troisième guerre mondiale et l’apocalypse nucléaire qui hantent les esprits. Les phobies exprimées par l’œuvre littéraire et son adaptation cinématographique sont la seconde grande différence entre elles.

Enfin, les visions philosophiques de Wells et de Pal semblent aux antipodes l’une de l’autre : au socialisme pessimiste de Wells répond l’optimisme du réfugié hongrois Pal qui s’est brillamment intégré à Hollywood.

A elles seules, ces philosophies et les histoires personnelles qui les sous-tendent pourraient expliquer le « happy end » hollywoodien et la déchéance progressive de l’humanité et de la Terre décrite chez Wells.

 

En un court roman de 200 pages environ, Wells posait une quantité impressionnante de problématiques sociales, anthropologiques et même techniques qui ne pouvaient toutes être transcrites. De plus, sa philosophie socialiste et pessimiste ne pouvait être portée tel quel à l’écran hollywoodien : ceci explique pourquoi le film ne pouvait rester jusqu’au bout fidèle au livre qui l’inspirait.

Malgré tout, il faut rendre justice à George Pal d’avoir réalisé une œuvre cinématographique remarquablement fidèle à l’ambiance du livre, avec des adaptations intelligentes, tels les arrêts durant les guerres ou encore la machine elle-même, à peine évoquée dans le livre, mais dont la coupole tournoyante restera gravée dans les mémoires des cinéphiles.

Avec le triple respect de l’essentiel de l’histoire du roman, de son atmosphère et enfin des interrogations philosophiques qui le traversent, même si c’est pour aboutir à une issue différente, George Pal réussit la gageure de nous restituer presque intacte la magie du roman de Wells. A ce titre, ce maître du fantastique et des effets spéciaux mérite bien le titre de « marchand de rêve », et les nombreuses récompenses qui jalonnent sa carrière.