Les Infiltrés marquent le grand retour de Martin Scorsese au film noir, genre qu’il a largement contribué à développer grâ
ce à ses œuvres mythiques sur la mafia new-yorkaise des années 1980. À l’origine du projet du célèbre cinéaste il faut saluer le novateur et brillant Infernal Affairs, polar hong-kongais de 2002, qui avait pour trame inexploitée la lutte à mort de deux « taupes », l’une au service de la police, infiltrée dans les triades criminelles, l’autre au service de ces dernières, oeuvrant au cœur de la cellule anti-criminelle chargée d’éradiquer ces organisations mafieuses.
Martin Scorsese a souhaité réaliser un remake de ce thriller, exercice périlleux étant donné sa très bonne facture. La ville de Boston a été choisie car c’est la ville d’origine du scénariste William Mohanan (qui a travaillé sur Kingdom of Heaven, 2004) et qu’elle est socialement construite selon un cloisonnement strict
de groupes tels que les Irlandais, les Portos-Ricains, les bas-quartiers et la classe aisée… Ce cloisonnement sera évoqué dans le film, puisque chacun des deux antagonistes infiltrés appartiennent à des communautés différentes. Mais ce remake a été pour Martin Scorsese l’objet d’une nouveauté puisque jamais auparavant il n’avait mis en scène de figures de policiers, et la mise en relation des deux milieux (grand banditisme et brigade anti-criminalité) constitue une ligne directrice lourde d’enjeux. Prenant peu de liberté par rapport au scénario d’Infernal Affairs, Martin Scorsese a juste ajouté un personnage féminin, une psychiatre (interprétée par Vera Farmiga), amoureuse du policier Sullivan et médecin de Costigan. Loin de tempérer le film, l’introduction de ce rôle féminin souligne encore l’intensité
du scénario en séparant d’autant plus les personnages antagonistes que sont Costigan et Sullivan. Pour qui a vu le film hong-kongais, il peut sembler dommage que Scorsese n’ait pas été plus loin qu’une adaptation occidentalisée. Le réalisateur s’en défend : " Les Infiltrés n'est pas, pour autant, un remake de ce film [Infernal Affairs]. Il s'inspire de l'intrigue originale, mais l'univers qu'a imaginé William Mohanan est très différent. J'ai mis un certain temps à lire ce script, parce que j'ai tout de suite commencé à visualiser l'action, à m'imprégner de l'histoire et des protagonistes. J'ai été frappé, notamment, par l'approche des personnages et de leur vision du monde. Ce traitement sans compromis m'a séduit et donné envie de réaliser le film."(In notes de production). S’il est vrai que Les Infiltrés
suit de très prêt le scénario de Infernal Affairs, le réalisateur a su s’approprier l’idée originelle, qui n’est qu’un prétexte, pour faire passer un message pessimiste sur la société.
Virtuose du film noir, Martin Scorsese dirige son long-métrage d’une baguette expérimentée et talentueuse, grâce à l’aide précieuse d’un ancien agent de l’Unité des enquêtes spéciales du Massachusetts. La scène d’ouverture, avec la voix off de Frank Costello, cynique et sans scrupule, inaugure un film emmené avec virtuosité, dans lequel les poussées d’adrénaline sont si fréquentes que l’on s’en sent parfois vidé… Cette épopée mêlant argent, crimes, franc-parler grossier, douleurs et désespoir se déroule de façon vigoureuse, sans un r&
eacute;el temps mort. Jouant sur un montage très pertinent, nerveux, et sur une image tour à tour lumineuse et sombre, Scorsese fait vibrer le spectateur, le plonge sans un monde animé d’un mouvement sans répit, sur une musique irlandaise revisitée par un rock rythmé et violent. Le cinéaste a su imprégner l’intrigue hong-kongaise de son style personnel. Dans l’ensemble c’est du grand art, certaines scènes sont impressionnantes de maîtrise et de réalisme (les scènes de filature), la caméra est sans concession, l’image est parfois réellement dure, faisant ressortir la peur et l’angoisse, la violence d’un milieu dépravé où se perdent les âmes des personnages qui y sont entraînés.
La virtuosité de Scorsese dissimule un pessimiste aussi profond qu’irréversible. Connu pour ces films où bien et mal se
brouillent et s’entremêlent, le réalisateur et une fois de plus torturé par ses interrogations sur la frontière entre blanc et noir, entre bons et mauvais. Ses personnages sont construits selon une symétrie étonnante et révélatrice, puisque le gentil, interprété par DiCaprio au somment de son talent, est un mauvais garçon, bagarreur et grossier, mais fragile, éperdu dans un univers malsain qu’il doit démanteler mais dont il acquiert progressivement les caractéristiques. Humilié et méprisé par ses chefs malgré la difficulté et les enjeux de sa mission, il est inversement jumeau du policier ripoux joué par Matt Damon. Ce dernier, brillant, séduisant, reconnu par ses pairs et par ses supérieurs, est le poison qui détruit de l’intérieur toutes les tentatives visant à piéger Frank Costello. C’est autour de ce
dernier que s’articulent les destins des deux anti-héros (destin symbolisé par les portables, identiques mais de couleurs différentes, qu’il remet à chacun des deux faux jumeaux pour les contacter). Axe du mal, remarquablement mis en scène par Jack Nicholson, ce personnage est tout en ambivalence : violent, sans scrupule, au franc-parler très expressif, mais dissimulant de lourds secrets, manipulateur et généreux.
D’après l’acteur Léonardo DiCaprio, « cette histoire parle finalement de l’Amérique et de la corruption de certains systèmes à l’échelle d’une nation ». Cette idée est soulignée par l’apparition hautement symbolique d’un rat dont la silhouette se découpe sur le dôme doré du Parlement de Boston, et par les mots de Frank Costello : « Tous ces rats ("infiltrés" en Anglais), ça
m’épuise… ». Martin Scorsese peint donc une société de rongeurs, qui au détour d’un jeu mortel du chat et de la souris où chacun perd son identité, tombe en déliquescence alors que chacun, machiavéliquement, attend le moment propice pour piéger l’autre. L’absence, où plutôt la perte de valeurs est directement pointée du doigt : « Comment ça s’écrit, citoyen ? », s’interroge, goguenard, un des malfrats… C’est aussi la perte de références vertueuses, ce qui n’est pas dit explicitement, qui cause l’effondrement de cette société de chacun pour soi. Martin Scorsese, s’il ne présente pas de réelle solution à la problématique, dresse d’un œil aiguisé le constat d’une société dans lequel l’homme, par son nombrilisme, n’ a pas
de plus grand ennemi que lui-même.
Résolument dérangeant, Les Infiltrés est un long-métrage très dur. La violence (bagarres et fusillades) est filmée de façon très crue, et les dialogues (surtout en VO) sont d’une vulgarité et d’une obscénité qui, si elles immergent davantage le spectateur dans le milieu mafieux, sont parfois choquantes. L’absence de bien et de mal (qui en réalité dissimule la toute-puissance du mal) se manifeste aussi dans les relations d’interdépendance qui se créent entre les personnages, notamment entre les deux infiltrés et la psychiatre, fondées sur un besoin de parler et d’aimer pour Billy Costigan, sur un besoin de paraître pour Colin Sullivan. Dans ce monde sans foi ni loi, les échanges humains sont donc de perpétuels simulacres, la société est un champ de ruine cruel et shakespearien,
dont l’issue n’est malheureusement pas envisageable dans le film de Scorsese… Tout s’achève par la destruction des entités humaines.
ce à ses œuvres mythiques sur la mafia new-yorkaise des années 1980. À l’origine du projet du célèbre cinéaste il faut saluer le novateur et brillant Infernal Affairs, polar hong-kongais de 2002, qui avait pour trame inexploitée la lutte à mort de deux « taupes », l’une au service de la police, infiltrée dans les triades criminelles, l’autre au service de ces dernières, oeuvrant au cœur de la cellule anti-criminelle chargée d’éradiquer ces organisations mafieuses.
Martin Scorsese a souhaité réaliser un remake de ce thriller, exercice périlleux étant donné sa très bonne facture. La ville de Boston a été choisie car c’est la ville d’origine du scénariste William Mohanan (qui a travaillé sur Kingdom of Heaven, 2004) et qu’elle est socialement construite selon un cloisonnement strict
de groupes tels que les Irlandais, les Portos-Ricains, les bas-quartiers et la classe aisée… Ce cloisonnement sera évoqué dans le film, puisque chacun des deux antagonistes infiltrés appartiennent à des communautés différentes. Mais ce remake a été pour Martin Scorsese l’objet d’une nouveauté puisque jamais auparavant il n’avait mis en scène de figures de policiers, et la mise en relation des deux milieux (grand banditisme et brigade anti-criminalité) constitue une ligne directrice lourde d’enjeux. Prenant peu de liberté par rapport au scénario d’Infernal Affairs, Martin Scorsese a juste ajouté un personnage féminin, une psychiatre (interprétée par Vera Farmiga), amoureuse du policier Sullivan et médecin de Costigan. Loin de tempérer le film, l’introduction de ce rôle féminin souligne encore l’intensité
du scénario en séparant d’autant plus les personnages antagonistes que sont Costigan et Sullivan. Pour qui a vu le film hong-kongais, il peut sembler dommage que Scorsese n’ait pas été plus loin qu’une adaptation occidentalisée. Le réalisateur s’en défend : " Les Infiltrés n'est pas, pour autant, un remake de ce film [Infernal Affairs]. Il s'inspire de l'intrigue originale, mais l'univers qu'a imaginé William Mohanan est très différent. J'ai mis un certain temps à lire ce script, parce que j'ai tout de suite commencé à visualiser l'action, à m'imprégner de l'histoire et des protagonistes. J'ai été frappé, notamment, par l'approche des personnages et de leur vision du monde. Ce traitement sans compromis m'a séduit et donné envie de réaliser le film."(In notes de production). S’il est vrai que Les Infiltrés
suit de très prêt le scénario de Infernal Affairs, le réalisateur a su s’approprier l’idée originelle, qui n’est qu’un prétexte, pour faire passer un message pessimiste sur la société.
Virtuose du film noir, Martin Scorsese dirige son long-métrage d’une baguette expérimentée et talentueuse, grâce à l’aide précieuse d’un ancien agent de l’Unité des enquêtes spéciales du Massachusetts. La scène d’ouverture, avec la voix off de Frank Costello, cynique et sans scrupule, inaugure un film emmené avec virtuosité, dans lequel les poussées d’adrénaline sont si fréquentes que l’on s’en sent parfois vidé… Cette épopée mêlant argent, crimes, franc-parler grossier, douleurs et désespoir se déroule de façon vigoureuse, sans un r&
eacute;el temps mort. Jouant sur un montage très pertinent, nerveux, et sur une image tour à tour lumineuse et sombre, Scorsese fait vibrer le spectateur, le plonge sans un monde animé d’un mouvement sans répit, sur une musique irlandaise revisitée par un rock rythmé et violent. Le cinéaste a su imprégner l’intrigue hong-kongaise de son style personnel. Dans l’ensemble c’est du grand art, certaines scènes sont impressionnantes de maîtrise et de réalisme (les scènes de filature), la caméra est sans concession, l’image est parfois réellement dure, faisant ressortir la peur et l’angoisse, la violence d’un milieu dépravé où se perdent les âmes des personnages qui y sont entraînés.
La virtuosité de Scorsese dissimule un pessimiste aussi profond qu’irréversible. Connu pour ces films où bien et mal se
brouillent et s’entremêlent, le réalisateur et une fois de plus torturé par ses interrogations sur la frontière entre blanc et noir, entre bons et mauvais. Ses personnages sont construits selon une symétrie étonnante et révélatrice, puisque le gentil, interprété par DiCaprio au somment de son talent, est un mauvais garçon, bagarreur et grossier, mais fragile, éperdu dans un univers malsain qu’il doit démanteler mais dont il acquiert progressivement les caractéristiques. Humilié et méprisé par ses chefs malgré la difficulté et les enjeux de sa mission, il est inversement jumeau du policier ripoux joué par Matt Damon. Ce dernier, brillant, séduisant, reconnu par ses pairs et par ses supérieurs, est le poison qui détruit de l’intérieur toutes les tentatives visant à piéger Frank Costello. C’est autour de ce
dernier que s’articulent les destins des deux anti-héros (destin symbolisé par les portables, identiques mais de couleurs différentes, qu’il remet à chacun des deux faux jumeaux pour les contacter). Axe du mal, remarquablement mis en scène par Jack Nicholson, ce personnage est tout en ambivalence : violent, sans scrupule, au franc-parler très expressif, mais dissimulant de lourds secrets, manipulateur et généreux.
D’après l’acteur Léonardo DiCaprio, « cette histoire parle finalement de l’Amérique et de la corruption de certains systèmes à l’échelle d’une nation ». Cette idée est soulignée par l’apparition hautement symbolique d’un rat dont la silhouette se découpe sur le dôme doré du Parlement de Boston, et par les mots de Frank Costello : « Tous ces rats ("infiltrés" en Anglais), ça
m’épuise… ». Martin Scorsese peint donc une société de rongeurs, qui au détour d’un jeu mortel du chat et de la souris où chacun perd son identité, tombe en déliquescence alors que chacun, machiavéliquement, attend le moment propice pour piéger l’autre. L’absence, où plutôt la perte de valeurs est directement pointée du doigt : « Comment ça s’écrit, citoyen ? », s’interroge, goguenard, un des malfrats… C’est aussi la perte de références vertueuses, ce qui n’est pas dit explicitement, qui cause l’effondrement de cette société de chacun pour soi. Martin Scorsese, s’il ne présente pas de réelle solution à la problématique, dresse d’un œil aiguisé le constat d’une société dans lequel l’homme, par son nombrilisme, n’ a pas
de plus grand ennemi que lui-même.
Résolument dérangeant, Les Infiltrés est un long-métrage très dur. La violence (bagarres et fusillades) est filmée de façon très crue, et les dialogues (surtout en VO) sont d’une vulgarité et d’une obscénité qui, si elles immergent davantage le spectateur dans le milieu mafieux, sont parfois choquantes. L’absence de bien et de mal (qui en réalité dissimule la toute-puissance du mal) se manifeste aussi dans les relations d’interdépendance qui se créent entre les personnages, notamment entre les deux infiltrés et la psychiatre, fondées sur un besoin de parler et d’aimer pour Billy Costigan, sur un besoin de paraître pour Colin Sullivan. Dans ce monde sans foi ni loi, les échanges humains sont donc de perpétuels simulacres, la société est un champ de ruine cruel et shakespearien,
dont l’issue n’est malheureusement pas envisageable dans le film de Scorsese… Tout s’achève par la destruction des entités humaines.