L'Impasse

Film : L'Impasse (1993)

Réalisateur : Brian De Palma

Acteurs : Al Pacino (Carlito Brigante), Sean Penn (Kleinfeld), Penelope Ann Miller (Gail), John Leguizamo (Benny Blanco)

Durée : 02:23:00


L’Impasse (Carlito’s Way) ressort cette semaine au cinéma dans une version restaurée en numérique. Souvent considéré comme l’un des tout meilleurs films des années 1990, il raconte l’histoire d’une rédemption compromise, celle du gangster portoricain Carlito Brigante (Al Pacino), libéré de prison avec 25 ans de remise de peine grâce à son avocat véreux (Sean Penn). Néanmoins cinq années passées derrière les barreaux ont fait réfléchir Carlito qui rêve à présent de se ranger et de mener une vie honnête aux Bahamas avec son ancienne conquête, Gail, une danseuse de Broadway. Mais comme dans Le Parrain 3 de Coppola (1990), le néo-rédempteur a trop de cadavres dans son placard, et une course-poursuite inévitable s’engage avec son passé.

Réalisé par Brian de Palma, ce film de gangsters latinos s’inscrit bien sûr dans la lignée de Scarface (1983), axé quant à lui sur l’ascension du bandit Tony Montana (Al Pacino, là encore). On retrouve dans L’Impasse tous les codes du film mafieux chers aux ritals de la trilogie du Parrain, enrichissement, allégeances, corruption, vengeance, crime organisé… exception faite de l’omniprésence de la drogue mexicaine, nerf de l’économie parallèle portoricaine, chose que la famille Corleòne n’avait cessé de désavouer au motif que ce n’était pas « propre ». L’action se déroule dans le décor du New-York malfamé des années 1970, avec un taux élevé de criminalité dans les rues et une corruption importante de la police, thèmes chers par ailleurs à Martin Scorcèse, notamment dans Taxi Driver (1976) et Les Affranchis (1990).

Une icône esthétique de la Nouvelle Vague américaine

Brian de Palma appartient à cette génération de cinéastes indépendants – Coppola, Scorcèse, Allen – qui ont accéléré le déclin des studios du cinéma chic des années 1950 en proposant des films sur la réalité crue de la vie quotidienne des grandes villes de l’Est américain. Ils sont le Nouvel Hollywood des années 70 à 90, la Nouvelle Vague américaine, aussi décisive pour le cinéma que la Nouvelle Vague française du milieu des années 1960. Mais contrairement à leurs voisins français qui vont parfois jusqu’à envoyer promener la musique, le son et l’image dans des séquences filmiques déstructurées, jeu favori de Jean-Luc Godard, les Américains abordent les thèmes de la violence et de la libération sexuelle en conservant le souci de l’esthétique.

Voilà pourquoi L’Impasse dépasse le cadre du simple film de genre. Il a marqué les années 1990 non seulement à cause de la réalité crue de son histoire, mais aussi à cause du flamboiement esthétique qui enveloppe sa cruauté. Ainsi Brian de Palma magnifie la violence, la sensualité, mais en offrant une maîtrise technique de l’image exceptionnelle, accompagnée de mouvements de caméra fluides et complexes, d’une musique diégétique subtile, et d’une mise en scène sachant présenter et orienter un grand nombre de personnages aux caractères variés. De Palma, comme Coppola, a hérité du style visuel de Hitchcock, dont il s’inspire beaucoup, et consacre la plus grande partie de son travail à soigner son cadre. Il s’exprime avant tout en images, faisant joliment l’économie des paroles explicatives. Brian de Palma a souvent déclaré son amour pour le beau. L’histoire du cinéma est selon lui une longue série de photographies de femmes et d’hommes, mais surtout de femmes.

L’empreinte du réalisme autobiographique

L’auteur du premier Mission : Impossible (1996) a une conception très virile des rapports humains et l’on pourrait dire que L’Impasse consacre le machisme décomplexé des seigneurs de la cocaïne, avides de possession et soucieux de délimiter leurs territoires. Mais le film a justement la qualité de ne pas tomber dans la caricature systématique. Il aborde au contraire chaque personnage avec recul et profondeur, les dévisageant par les pensées de Carlito transmuées en voix-off. Cela n’est pas sans lien avec la crise personnelle que traverse Brian de Palma à l’époque de la réalisation. Confronté à la crise de la cinquantaine doublée d’un divorce, l’auteur se retrouve à terre : « Pour faire ce film qui traduisais ce que je ressentais, il fallait me mettre à nu. C’est un film que je n’aurais pas pu faire à trente ans, ni même à quarante. Il parle d’amour, de trahison, de fatalité, mais avec distance. Du coup, les personnages y ont gagné en profondeur ». Brian de Palma développe ainsi une conception très personnalisée du rythme, souvent assimilé aujourd’hui à un déroulement rapide et cadencé de l’action. Comme Hitchcock, il privilégie la puissance d’être de ses personnages dans des décors installés, à une succession d’images saccadées dans une infinité de lieux. Ses protagonistes, endiablés, occupent l’espace avec un degré d’intensité et d’incarnation difficilement comparable, à l’image d’un Al Pacino magnétique, furieux repenti voulant renverser son destin, et d’un Sean Penn électronique, avocat aussi surprenant que méconnaissable sous sa coiffure spaghetti. Les deux réunis composent le cocktail d’une amitié en péril, menacée par le business new-yorkais, propice à l’excentricité et à la débauche, mais certainement pas à l’amitié.

Entre violence omniprésente et charmes d’une vie rêvée aux côtés de la ravissante Gail (Penelop Ann Miller), L’Impasse traverse la deuxième vie d’un larron déterminé à renaître. Si la réalité montrée revêt tous les traits de l’homme mortel rongé par sa corruptibilité, elle dresse aussi son anti-portrait : celui de l’homme reconnaissant ses limites au lieu de les imposer. Confessant sa propre souffrance, Brian de Palma insère ce film cathartique dans une démarche réaliste parce qu’autobiographique. Soucieux de respecter son « ascendance » cinématographique, il a également introduit de nombreuses références à Hitchcock et à Coppola. Prévu pour marquer les esprits, L’Impasse a marqué l’histoire de sa décennie. Quoi d’étonnant à le retrouver en salle ?