Rodin : la matière, le toucher et l'esprit

Film : Rodin (2017)

Réalisateur : Jacques Doillon

Acteurs : Vincent Lindon (Auguste Rodin), Izïa Higelin (Camille Claudel), Séverine Caneele (Rose Beuret), Edward Akrout (Edward Steichen)

Durée : 01:59:00


Jacques Doillon revient après quatre ans d’absence. Spécialiste des relations dissolues et tumultueuses ainsi que des réflexions sur la frustration et le tourment, il a présenté à Cannes son nouveau long-métrage Rodin, sorti en salles le 24 mai dernier. Tout d’abord contacté pour réaliser un documentaire sur la vie de l'artiste, Doillon a préféré se tourner vers la « fiction ».

 

Rodin retrace la vie compliquée du sculpteur, depuis sa rencontre avec celle qui deviendra son amante, Camille Claudel. Le film traite donc de cette rencontre, de ce lien ardent qui se créa entre l’élève et son professeur avant de se rompre progressivement, notamment à cause de conflits liés à la reconnaissance artistique. La complicité de ces deux artistes est parfaitement bien exprimée par les acteurs. Auguste Rodin (1840-1917) et Camille Claudel (1864-1943), incarnés respectivement par Vincent Lindon et Izïa Higelin, partagent une même admiration pour le travail de la terre, considérée comme le matériau le plus noble. Le cadrage et les plans-séquences, très fréquents, renforcent cette idée-là. Ils permettent de surcroît de créer une atmosphère très intimiste : le spectateur pénètre véritablement dans l’atelier de Rodin. Il y découvre les modèles réduits des plus grands chefs-d’oeuvre de l’artiste, le travail du modelage, du croquis d’après modèle vivant. Le corps et la chair sont deux éléments essentiels dans le film. Ils sont en effet partie intégrante de la vie de l’artiste. Le spectateur doit bien s’attendre à voir des modèles féminins poser pour Rodin, artiste pour qui le corps humain est la plus grande source d’inspiration. Malheureusement, le réalisateur de Mes Séances de lutte (2013) renoue avec la dimension physique, sensuelle et très charnelle avec Rodin. À la limite de l’érotisme, ce dernier présente aux yeux des spectateurs encore et encore des scènes prenant le thème de la pose pour prétexte à un voyeurisme engendrant davantage le malaise que la contemplation. 

 

Selon le célèbre critique d’art Kenneth Clark, le nu est un genre artistique à part entière. Il permet à l’artiste de projeter sa pensée dans un matériau (la nudité) dans le but de faire émerger des limites de cette matière charnelle une dimension supérieure, une vie et une beauté absolues que le spectateur est invité à contempler. Le nu est donc pour lui l’exemple parfait de la « métamorphose de la matière (au sens de matériau) en une forme », c’est-à-dire en une idée ou un objet pensé digne d’admiration. C’est ainsi que le nu a véritablement raison d’art. Par sa vocation transcendantale vers le beau, le nu n’est donc pas une simple exposition de chair, ni une provocation des sens. Il ne peut pas davantage être réduit à n’être qu’un instrument, de dénonciation, de propagande ou de scandale. Or, dans ce film, le réalisateur se borne à ne représenter que des corps dénudés, dépouillés de vêtements, des « nudités » selon le vocabulaire de Clark, et non pas des « nus ». Cette approche matérialiste s’accompagne de nombreuses scènes intimes, choquantes par leur violence. Cette accumulation et cette crudité inutiles, si « commerciales » par ailleurs, indiquent que le réalisateur s’est laissé guider davantage par la facilité d’une approche purement sensuelle des scènes représentées que par un exigeant effort d’intelligence de l’art de Rodin.

 

Le toucher, qui permet le contact avec le corps, est au coeur de la relation qu’entretient Rodin avec ses oeuvres. Le modelage de la glaise fait écho au travail du réalisateur : rien n’est calculé, tout est dans l’exécution progressive, dans le tâtonnement qui conduit finalement à une oeuvre achevée. Ce rapport à la matière caractérise le travail du sculpteur, considéré comme l’un des premiers sculpteurs modernes. Dès son vivant, il fut reconnu comme un maître par ses contemporains même si ses oeuvres suscitèrent de vives critiques, ce que le réalisateur ne manque pas de représenter avec exactitude, que ce soit pour le Monument à Victor Hugo (1890) ou pour le Monument à Balzac (1898). Pour ce dernier, Rodin explique, dans une lettre, qu’il essaie de traduire la puissance de création de Balzac. Il ne s’agit plus de la recherche d’un mouvement sinon de la transcription d’une idée.

 

À travers ce rapport à la matière, Rodin donne véritablement vie à son travail.  Vincent Lindon a suivi des cours de sculpture pour s’imprégner pleinement  de son rôle. Il transmet véritablement au spectateur une certaine émotion, notamment par la profondeur de son regard. Il considère ses sculptures comme ses propres enfants. L’acte créateur de l’artiste prend ici tout son sens. À travers l’art, l’artiste produit l’expression de soi, sa propre vision de la réalité, ce qui lui permet de se reconnaître dans ce qu'il fait. Il cherche à s’identifier dans les changements et la création qu'il opère autour de lui. Au-delà d’une simple représentation achevée de la nature, il s’agit d’une confrontation entre l’artiste et son œuvre et la réflexion qu'il entretient avec lui-même, « en cherchant à se représenter […] et à se reconnaître dans cette représentation » (Hegel). La nature, comme les nuages, les veines des arbres ou encore leur feuillage et le corps, sont les sources d’inspiration de Rodin. Les passages où ce dernier s’adresse à ses sculptures sont très intimes. La lumière et les plans rapprochés permettent aux spectateurs d’y assister.

 

Le film entraîne également le spectateur à s’interroger sur la perception d’une l'oeuvre d’art à cette époque. Une oeuvre d’art doit-elle nécessairement être entière pour exister ? La Victoire de Samothrace, chef-d'oeuvre de la période hellénistique, peut-elle être considérée comme belle, comme une oeuvre d’art à part entière alors qu’il lui manque ses bras et sa tête ? À l’instar de Théodore Géricault, avec son Étude de pieds et de mains (1818-1819), Rodin dédaignait de donner l’impression du « fini ». À travers sa vision, une main, un pied ou une tête devient une oeuvre à part entière et non plus un fragment. Ainsi, l’imagination du spectateur est au centre de la production du sculpteur. Il y aurait aussi une volonté de faire du fragment un tout, une œuvre aboutie. Rodin réalise des abatis (parties du corps), des études de nombreuses positions de membres pour trouver la meilleure position ou manière de représenter. Il essaye une infinité de variations pour trouver le mouvement parfait. C’est pourquoi on parle d’art combinatoire pour Rodin. Ses trois ombres sur la Porte de l’Enfer, oeuvre monumentale réalisée entre 1880 et 1917, que le spectateur découvre dès la scène d’ouverture du film, constituent une sorte d’exercice de style visant à montrer un même corps sous trois angles différents. Rodin essaie de représenter le mouvement en une seule scène et fonctionne comme un assembleur. Les plans-séquences permettent justement de jouer sur le mouvement qui accompagne celui de l’artiste au travail, et agissent comme un rythme harmonieux : « Si je devais procéder par fragments, je sais que je ne pourrais pas saisir grand-chose .» Malgré cette affirmation du réalisateur, le film est construit sur le modèle d’une pièce de théâtre et découpé en différents actes. Ce découpage nuit à la fluidité de la narration : les scènes, qui se terminent par un fondu noir, s'enchaînent les unes après les autres sans qu’il y ait forcément de lien entre elles. En outre, les trois-quart des dialogues sont très mal articulés par les acteurs, ce qui nuit à la compréhension du film et provoque une impression de longueur.

 

En dernière analyse, le film est traité à la manière d’une oeuvre d’art. La lumière et la photographie sont magnifiques. Certaines scènes, très belles, sont traitées comme des peintures de Georges de La Tour, à l’instar de La Madeleine pénitente (1642-1644) ou de Le nouveau né (1648). Alors que certaines scènes sont très lumineuses, d’autres sont plongées dans l’obscurité et n’ont qu’une unique source de lumière.

 

 

D'un point de vue artistique et historique, Rodin retrace parfaitement et minutieusement ce passage de la vie du sculpteur français même si la fougue qui devait animer l’artiste n’est pas assez ressentie par le spectateur. Excepté Vincent Lindon, les autres acteurs ne jouent cependant pas assez naturellement. Les étudiants en Histoire de l’Art trouveront donc dans ce film un support pour illustrer leurs cours. En revanche, le film s’attarde beaucoup trop sur des scènes violentes d’intimité et de nudité. Le film n’est donc pas pour tout public. Si vous travaillez dans le domaine de l’art, ce film peut être intéressant, réserve faite d’une absence de transcendance étrangère à l’art. Si ce n’est pas le cas, passez votre chemin car le film vous paraîtra, à juste titre, davantage sensuel qu’autre chose.