Un spectacle total

Film : Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi (2017)

Réalisateur : Rian Johnson

Acteurs : Mark Hamill (Luke Skywalker), Carrie Fisher (Leia Organa), Adam Driver (Kylo Ren), Daisy Ridley (Rey), John Boyega (Finn), Oscar Isaac (Poe Dameron), Andy Serkis (Supreme Leader Snoke), Domhnall...

Durée : 2h 32m


Le problème avec les fans de Star Wars, c’est qu’ils n’aiment pas le cinéma, c’est pour cela même qu’ils aiment les épisodes 1 à 6. Ils avaient hurlé devant le 1, à présent ça passe. Le 3e avait fait rire avec le fameux « noooooo » de Dark Vador, cri de cormoran de Madagascar désespéré de ne pas retrouver son nid, qui n’a toutefois pas remplacé le sublime « je suis ton père », comme tout le reste à la frontière floue entre l’épique le risible. Les fans oublient vite. Ils oublient vite que le 1 et le 2 sont simplement ennuyeux, que le 3e, malgré son effort dramatique, frise l’histoire d’une crise d’ado qui tourne mal ; ou encore que la puissance supposée du grand méchant Dark Vador est odieusement sous-employée dans les 4, 5 et 6 ...
De toutes façons à chaque épisode qui passe, vient son lot de plaintes contradictoires. Ils ne sont jamais contents. Quand ça se bat (Rogue One, 2016), ils trouvent ça bourrin. Quand ça discute, ils s’ennuient et déplorent le manque de combats. Quand ça respecte tous les codes qu’ils ont canonisés, ils crient au déjà vu (épisode VII) ; et enfin, pour celui-ci en l’occurrence, quand ça veut renouveler un genre à la limite du parodique (et qui l’était déjà à son âge d’or : les plus grands films de sciences fiction des années 70 ont cohabité avec les plus grands nanards du genre, et on ne savait pas toujours très bien les différencier…), ils hurlent au sacrilège. 

Alors ce n’est guère un fan qui vous parle. Les gentils versus les méchants, les démocrates contre les affreux impérialistes, les créatures dégoûtantes, les monologues creux sur la philosophie Jedi, les épées faites avec des néons, les héros escrimeurs aussi passionnants que des figurines, ça n’est guère ma tasse de thé.
Ah oui, on blasphème. On sait que Star Wars brille aussi par quelques thématiques sur la morale ou la sagesse qui méritent réflexion. Mais la réflexion est toujours autrement plus intéressante en-dehors du film, ce qui est dommage. On sait qu’il y a tout un univers, toute une frise de personnages… autant de critères remplis par les nanards aussi. 

Mais on blasphème sans haine : le manichéisme fondateur de l’histoire, les hymnes rébarbatifs envers la sainte Démocratie étaient parfaitement assumés. La critique de Télérama de 1977 disait du 4e épisode : « on n’y croit pas, mais c’est tellement agréable de faire semblant ». Donc on fait semblant d’avoir une philosophie en toile de fond, qui s’avère simplement manichéenne (on est aux States, c’est un film d’aventures, et l’on sort à peine de la Conquête de l’espace…), on y ajoute une sagesse « Jedi » qui copie gentiment quelques directives monastiques et de manière générale, la domination des passions par la raison (Socrate, Jésus-Christ, Bossuet, bon, rien de nouveau sous les étoiles), la lutte entre intérêt général et l’ivresse du pouvoir personnel (Macbeth…), et ça donne un bon space-opera qui en jette, là-dessus, rien à dire. 

Ce genre de films étaient faits pour rapporter aux grands studios. Leur grands westerns et autres spectacles ne fonctionnaient plus, et les Coppola, Scorsese et compagnie descendaient filmer dans la rue la vie réelle des gens réels, apportant une profondeur enfin proche de la finesse des oeuvres du père indirect du cinéma, et éternelle référence maintes fois reniée, le Théâtre.
Mais des passionnés peu sensibles aux charmes sibyllins du Bronx ont profité de ce champ libre pour les grosses productions, et du contexte de conquête de l’espace pour nourrir le genre novateur de la science-fiction. Georges Lucas en est un symbole. Vous allez voir, cette parenthèse est en fait tout sauf une parenthèse. À côté des drames sombres, torturés et poignants comme Taxi Driver (1976), la demande de films simplement divertissants montait. C’est dans ce contexte que s’enchaînaient un nombre prodigieux de productions colossales sur la science-fiction, dont Star Trek (en série TV dès 1966, en film en 1979), récemment ressuscité, une pluie de navets magistraux (comme Barbarella, 1968), et enfin La Guerre des Étoiles, un nouvel espoir (1977). 

Pourquoi raconter tout cela ? Parce que Star Wars est né pour divertir, oui, di-ver-tir, pas pour inventer une nouvelle religion. Quand on prend au premier degré une oeuvre qui « fait semblant » de façon consciente, quand on ne comprend pas que cette dernière prolongation des aventures célestes est comme le premier épisode, un divertissement, on devient fou. Mais que voulez-vous leur dire ? Que le Père Noël, ou Yoda, n’existent pas ? Que Dark Vador a un casque nazi et que c’est plus drôle qu’autre chose ; ou encore que Mickey, puisqu’on parle de Disney, n’a pas à avoir le traitement attendu pour un Hamlet ?

On sait aussi que la saga crée un engouement exceptionnel, c’est bien qu’il y a quelque chose. Alors pour savoir ce qui a fonctionné, on se replonge dans les vieux épisodes. Mais qu’ils vieillissent mal… Une chose est sûre : appliquer leur recette aujourd’hui serait un suicide cinématographique colossal. Alors il faut changer, comme il a fallu changer James Bond après le grotesque Meurs un autre jour (2002). Ce qui le prouve aussi, c’est que les seuls à encore regarder les anciens épisodes glorieux sont les fans en question. Révélateur ? Qui oserait dire qu’un de ces films est un grand film, au sens noble du terme ? Qui le comparerait au Parrain, à un film à beaux Oscars (Star Wars en a, mais ils sont purement techniques, comme le mixage du son par exemple) ? Personne, parce que les récompenses « nobles » vont aux films « sérieux ». Pour le divertissement, on joue dans une autre catégorie, et Star Wars en est le maître, incontestablement. 

Mais les fans de l’espèce qui considèrent très sérieusement que Point Break ou Harry Potter sont les meilleurs films de tous les temps n’aiment pas le cinéma. Devant une oeuvre pour se détendre, ils voient une philosophie. Devant du second degré, ils voient du premier degré. Et généralement, tout ce qui n’est pas divertissement les barbe profondément. Ce sont de grands enfants. Dites-leur que les rouleaux capillaires de la princesse Leia ressemblent à des tartes, ils prépareront votre bûcher. Télérama ajoutait, sur la même longueur d’ondes que les autres critiques de l’époque, « ce qui fait le charme de La Guerre des étoiles, c'est l'accumulation, la profusion, la surenchère ». 

 

Alors le nouvel opus, venons-en aux faits, « fait semblant », lui aussi. Il joue sur toutes les cordes qui fonctionnaient superbement : la lutte intérieure entre le bien et le mal, l’embourbement dans la compromission perverse de ce dernier, le courage, le mystère de la fameuse « force » laissant penser au spectateur que peut-être, au fond de lui, se cache un chevalier Jedi (fameux mécanisme cinématographique de « l’élu », comme Matrix, ou Divergente)… 

Esthétiquement, on retrouve avec plaisir quelques décors simplifiés (le fond rouge chez le grand méchant) qui changent des éternelles accumulations de style vaisseau-boîte de conserve truffé de boutons et de tuyaux inutiles ; autrefois, les films de science-fiction y étaient parfois obligés par relatif manque de moyens ; on sort enfin des cadrans et clignotants à gogo pour retrouver un peu d’inspiration artistique, dans la salle de commandement du grand méchant, ou dans l’armure de sa garde rapprochée. 

Ce Star Wars, en fait, s’évertue à gommer le côté trop sérieux que le troisième volet avait insufflé maladroitement (« noooooooo ! »), par quelques gags certes un poil trop nombreux ; il remplace les créatures moches par un peu de beauté (on reste béat devant un vaisseau titanesque brisé en deux, encore une réelle prouesse), et corrige également le manque de péripéties des derniers de George Lucas. On redécouvre cette fameuse « profusion », ces costumes surprenants, ces cités stellaires plus que dépaysantes et ces coups de théâtre à foison plutôt bien préparés (à une grosse exception près, mais passons). 

On revit, quelque part, le drame du futur Dark Vador tuant les siens, par son alter ego Kilo Ren, mais en sacrément mieux : là où le premier semblait nous faire une rébellion adolescente, le nouveau prince du mal montre avec profondeur sa soif de pouvoir. Vous verrez, Adam Driver est un acteur d’un tout autre calibre qu’Hayden Christensen, qui déclarait il y a deux ans « Star Wars, c’était trop pour moi », quand clairement, Star Wars n’est pas (du tout) assez pour le talent d’Adam Driver, bien plus charismatique que dans son apparition du septième numéro. Enfin, autre défaut des derniers Lucas corrigé : la victoire ne passe plus par le maniement des sabres lasers, par la confrontation physique, mais par l’intelligence ou la malice : ainsi, moins de déterminisme du Deus ex machina scénariste, et plus d’aura pour les méchants ; excellent choix messieurs. 

Bien sûr, on retrouve la même légèreté : bien que touchant à des thèmes quasi shakespeariens, spirituels ou idéologiques (« un vrai bolchévique ne devrait pas avoir de famille », disait Staline, on a là le parfait seigneur Sith !), le film ne se montre jamais prétentieux, et ne se proclame pas religion. Le film témoigne vraiment de son époque et devient d’emblée une archive cinématographique, d’abord par son souci permanent d’être « inclusif » dans le choix des actrices (plutôt laides, et « ethniquement » variées au maximum) et l’évident matriarcat du camp du bien, incarnant la raison, opposée à la fougue des hommes. Y compris avec cet aspect conformiste, Les Derniers Jedis font revivre l’esprit qu’on pensait perdu de la science-fiction des années 70-80 : un spectacle total, où l’on fait semblant, où l’on ne croit pas à ce qui se trame, mais auquel on s’attache tout de même. N’est-ce pas ainsi que fonctionnent les épiques légendes ? Ce seigneur corrompu dans le péché, c’est Macbeth ; ces chevaliers de la Résistance, ce sont ceux de Roland face aux Maures ; Kilo Ren en duel avec un héros à sa mesure, Hector et Achille !  

Ces histoires n’ont rien de crédible, rien de sérieux ; pourvu qu’elles le demeurent ! L’aspect légendaire des Derniers Jedis, fidèle aux intentions d’origine de la saga, n’est pas là pour nous faire croire à la guerre des étoiles, ou qu’un néon peut couper un bras : il est là pour nous faire rêver ! Bien plus ambitieux, plus animé que les derniers de Georges Lucas, plus riche en personnages, en décors, en trouvailles, en aventures, ce space-opera nous fait retrouver toute la saveur des spectacles fous de l’âge d’or et de plomb de la science-fiction spatiale, car « ce qui fait le charme de La Guerre des étoiles, c'est l'accumulation, la profusion, la surenchère » !