Urga

Film : Urga (1991)

Réalisateur : Nikita Mikhalkov

Acteurs : Bayaertu (Gombo), Vladimir Gostukhin (Sergei), Larissa Kouznetsova (Marina), Badema (Pagma)

Durée : 02:00:00


« Urga » raconte la vie quotidienne, dans les années 80, d’une famille de nomades de Mongolie intérieure (nord-est de la Chine), et l’irruption d’un chauffeur routier russe qui a eu un accident avec son camion. La vie traditionnelle nomade était déjà quelque peu perturbée par la maîtresse de maison, une Chinoise venue de la ville, qui ne souhaite pas avoir de quatrième enfant pour ne pas avoir d’ennui avec la politique de restriction des naissances du gouvernement. La venue du Russe, hâbleur et fantaisiste, et la nécessité de l’emmener à la ville pour le secourir, vont faire souffler davantage encore le vent de la modernité sur les steppes…

 

Récompensé par un Lion d’Or à la Mostra de Venise 1991, Urga est un film à multiples facettes : comique, esthétique et philosophique. Le cinéaste Nikita Mikhalkov nous livre en effet une réflexion à la fois magnifique et très drôle sur la tradition et la civilisation.

 

Comique avec le comportement fantaisiste, sinon carrément foutraque de Sergueï, le chauffeur routier – d’aucuns diront : « pas exactement fantaisiste, plutôt simplement russe » – et les aventures rocambolesques du chef de famille nomade, Gombo, venu à la ville acheter des préservatifs et une télévision, et qui, après avoir joué au manège comme un enfant, se trouve embarqué malgré lui dans les ennuis causés par l’ivresse de son nouvel ami russe.

 

Esthétique avec la beauté majestueuse des steppes sino-mongoles, auxquelles le film fait une belle part. Loin de se perdre dans l’immensité de ces paysages, le spectateur ne s’ennuie jamais. C’est peut-être une des réussites de ce film, que d’avoir su transmettre l’impression de Mikhalkov face à la steppe : « La révélation fondamentale de ce film, ça restera la steppe. (…) La steppe est horizontale pour tout le monde, sauf pour les Mongols. Pour eux, c’est vertical. (…) Si tu t’arrêtes, si tu regardes et écoutes, si ta présence ne perturbe rien, peut-être auras-tu alors le droit de voir la steppe comme elle est : un événement divin, comme l’océan, la taïga ou le désert. (…) Cela exige une concentration attentive et amène chacun à se libérer de la façon dont il voit le monde. Ce que j’ai acquis d’essentiel, c’est apprendre à devenir moi-même, au maximum, un élément naturel. » A travers de nombreux cadrages élargis, l’activité humaine prend sa véritable dimension, c’est-à-dire infime. Cette humilité de l’homme devant la Nature est illustrée aussi par la mise en scène simple et intimiste des tâches du quotidien nomade : le soin des bêtes, la préparation du repas, le dîner, les discussions entre époux, etc.

 

Philosophique enfin, car Urga, c’est avant tout la confrontation de deux mondes que tout oppose : celui de la tradition, représentée par la famille de nomades mongols, avec sa vie rythmée par la nature et ses coutumes presque inchangées depuis des siècles, et la modernité, qui fait une irruption brutale avec l’arrivée de Sergueï, mais qui à la vérité s’était déjà infiltrée dans la vie de famille par le mariage de Gombo avec une Chinoise citadine.

 

Plutôt qu’une dialectique « tradition contre modernité », Mikhalkov nous offre dans son film une découverte progressive d’une civilisation traditionnelle, à travers les yeux du chauffeur russe, que l’on suit au long de presque tout le film. Le premier contact de Sergueï avec les nomades est une rencontre avec la mort : déambulant au hasard au milieu de la steppe, pour se réveiller après avoir roulé toute la nuit, il tombe sur un cadavre à moitié mangé par les corbeaux. En effet, les nomades n’enterrent pas leurs morts mais laissent les charognards les dévorer. La deuxième approche a lieu à travers le repas : préparation de la nourriture, avec l’égorgement d’un mouton qui révulse Sergueï, puis le repas lui-même, moment de socialisation si l’en est, facilitée comme souvent par l’alcool. Enfin, la troisième facette de la civilisation est celle du divertissement : aux jeux simples des enfants de Gombo dans la nature, qui sont autant de découvertes de la vie, et par là porteurs de sens, le film oppose les divertissements vains de la fête foraine en ville. Ce n’est pas pour rien que Gombo choisit de faire un tour de manège : à ce jeu, il tourne en rond, dans tous les sens du terme. Et d’ailleurs, il finit par s’y endormir… Quant à la télévision que Gombo ramène dans sa yourte, il la voit en rêve se faire détruire par ses ancêtres, figurés par sa femme et son oncle en costumes traditionnels. Revenus à la réalité, Gombo et sa femme la délaisseront pour des relations plus humaines, et plus charnelles…

 

Les rites funéraires, la socialisation par le repas partagé, le rapport au jeu et au divertissement sont trois des plus importants marqueurs de toute civilisation. A cette aune, la nôtre, représentée par la ville chinoise, ne pèse pas bien lourd au regard de Mikhalkov. Mais le premier des marqueurs, celui dont tout dépend, n’est-il pas le rapport à l’amour et à la famille ? Thème lancinant du film, l’eros est en définitive le moteur de l’action, la raison ultime pour laquelle Gombo part à la ville : sa femme lui demande d’y acheter des préservatifs s’il souhaite avoir des relations avec elle. Ici encore, le constat est sans appel : la modernité est le lieu de la limitation des naissances, de l’amour sexuel découplé de la procréation, grâce à l’usage des préservatifs, que finalement Gombo n’osera pas acheter par pudeur. Face à cette peur de la Vie, les nomades opposent une vision conquérante, farouche, parfois brutale de l’amour : suivant la tradition mongole, à titre de préliminaire à l’amour, Gombo attrape sa femme avec « l’urga », une longue perche munie d’un lasso, le même instrument qui lui sert à attraper les moutons enfuis. Toutefois, lorsque l’amour unit les deux membres du couple, cette « prise » devient un jeu, sauvage mais aussi joyeux et fécond…

 

L’Amour, la Mort, le Repas, le Jeu : c’est une véritable pédagogie de la civilisation, de la tradition et de l’enracinement à laquelle le spectateur est invité, avec toujours la gaieté et l’ironie caractéristiques du regard russe sur la vie. Il n’en reste pas moins un grand paradoxe : pour des raisons commerciales, la civilisation sédentaire fait de ses membres des déracinés, tel le Russe perpétuellement sur les routes à conduire son camion, tandis que le nomade est en fait le véritable enraciné.

 

(*) Gombo a trois enfants, car en Chine la politique de l’enfant unique ne s’applique pas aux minorités, dont les Mongols font partie.