Inspiré d’un fait divers et adapté d’un roman de David
Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, 38 témoins porte un sujet passionnant qui frappe l’humanité en plein coeur.
L’intention du réalisateur est claire. Loin du polar classique, le réalisateur, Lucas Belvaux, plonge le spectateur non pas dans la noirceur du meurtre en lui-même, mais dans celle de la lâcheté et de l’égoïsme. Une femme se fait assassiner, pas un habitant du quartier n’a le courage ne serait-ce que d’alerter la police. Les scénaristes n’entrent pas dans le pourquoi de l’inaction qui reste un mystère et qui malheureusement se produit souvent dans les faits divers. Belvaux revendique “un film sur la morale” et selon lui, malgré la grande
complexité de la morale, il faut savoir trancher entre ce qui est bien et ce qui est mal. En l’occurence, le questionnement porte essentiellement autour de la justice à travers différents personnages.
L’un des témoins, Pierre, très brillamment interprété par Yvan Attal, ne supporte pas de n’avoir pas agi. Il est rongé par la culpabilité, se considère comme mort. Au départ, il fait comme tout le monde. Il ment à la police. Il n’était pas là, il n’a rien vu, rien entendu. Puis sa conscience prend le dessus et contrairement à ses voisins il décide d’aller dire la vérité. Ce personnage, écrit tout en nuance, est l’occasion de montrer le
vrai visage du mensonge. Certes en ne dévoilant rien, Pierre protège un aspect de sa vie, son confort matériel, sa liberté et son statut social de travailleur honnête. Mais au-delà des apparences, le mensonge ne lui permet pas de réparer ce qu’il a brisé en lui : sa fierté, sa dignité et son innocence. C’est pourquoi il n’attend qu’une chose, que la justice soit faite, sans quoi il restera à jamais “un fantôme”, un “corps entre deux eaux”. D’où provient ce besoin de justice ? Un croyant pourrait culpabiliser de sa faute contre Dieu et se sentir obligé de la réparer, mais en dehors d’un système religieux, pourquoi l’homme qui fait un mal ressent-il cet éclatement intérieur ? Le réalisateur peint avec justesse le sentiment de destructuration après l’accomplissement d’un
acte grave. Ce qui est brisé chez Pierre, c’est l’ordre de son être, sa nature donc. En une nuit, il pense être passé de l’homme bon à l’homme mauvais. Pour lui, il n’y a qu’une seule rédemption possible, être condamné. Si sa soif de justice est louable, il sombre cependant dans une forme de justice brutale, froide, quasi mathématique. Il dit ne croire qu’en la justice et ne pas croire au pardon. Par conséquent, il ne cherche pas à ce qu’on lui pardonne, ni du côté de la famille de la victime, ni du côté de sa femme. Qu’elle reste ou qu’elle parte n’est plus de son ressort et il ne s’en plaint pas. Tout ce qu’il désire, c’est une sentence.
Il se rend donc à la police, ce qui pose une nouvelle question morale. En effet, en se livrant, il livre les 37 autres témoins qui étaient parvenus à garder le secret. Cette délation lui vaudra une haine profonde de la part de ses voisins qui ont manifestement fait le choix soit du déni total, soit de vivre avec ce poids. A n’en pas douter, Pierre a fait ce qu’il devait, non simplement pour soulager sa conscience comme l’accuse une voisine, mais pour trouver un début de justice. On ne peut évidemment sonder l’esprit et les intentions de chaque témoin, mais nombre d’entre eux semblent avoir choisi de conserver un comportement lâche. IIs n’ont pas sauvé la femme qui hurlait sous leur fenêtre, certes, mais ils n’iront pas pour autant bouleverser leur vie avec un procès. Pour les curieux, la non-assistance à personne en danger est
passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende (Art. 223-6 du Code pénal). Les conditions de l’infraction étaient largement remplies.
Lorsque les autorités connaissent les véritables faits, la question de la justice continue de se poser au travers du procureur de la République. Juridiquement, le procureur dispose de la prérogative de l’opportunité des poursuites. Il peut donc choisir d’engager ou de ne pas engager une action. En l’occurence, il décide de ne pas poursuivre pour des raisons d’ordre publique. Une telle affaire aurait un énorme retentissement dans toute la France, et en définitive n’apporterait rien. Il lui para&
icirc;t absurde de condamner 38 personnes pour non-assistance à personne en danger. La décision de ce haut magistrat pourrait se justifier si l’on était convaincu que dans les circonstances, engager une action aurait des répercussions graves et irréversibles. Rien n’est moins sûr. Un autre argument consiste à dire que pour l’opinion publique, l’histoire ne servirait même pas d’exemple : si 38 personnes n’ont rien fait, alors nous n’aurions rien fait non plus. Là encore rien n’est moins sûr... Quoiqu'il en soit, si la loi autorise le procureur de la République à classer sans suite dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient (Art. 40-1 du Code pénal), les circonstances présentes ne sont pas de nature à justifier l’inaction. Qui plus est, la loi ne prévoit aucune
sanction professionnelle pour un procureur négligent, ce qui ne saurait effacer le caractère gravement fautif de son abstention.
Le scénario offre cependant une alternative. Une journaliste enquête sur l’affaire et parvient à obtenir d’un policier la réalité. Deux nouvelles questions morales se posent alors. Celle du policier qui trahit le secret professionnel pour informer la presse et celle de la journaliste qui publie son article.
Le spectateur
possède peu d’informations sur les intentions du policier mais il semble qu’il agisse en conscience. Choqué par l’inaction, il ne souhaite probablement pas être le complice d’une injustice. Subjectivement, son intention et l’objet de son acte sont bons. Le seul problème est que, en tant que policier, il est soumis à des obligations professionnelles de secret et d’obéissance. A la différence du procureur, sa décision est très certainement illégale mais, cette fois, c'est l'inverse : la morale n'en souffre pas. Comment le secret professionnel pourrait-il empêcher un homme de faire son devoir ?
Qu’en est-il de la journaliste ? On
comprend et on salue son hésitation à publier l’article. De nombreux journalistes moins scrupuleux auraient fait moins de manières. Ce personnage incarne en fait le quatrième pouvoir. Si elle publie, le procureur sera obligé de poursuivre. Elle a donc une grande responsabilité. Il lui faut donc pouvoir répondre à plusieurs cas de conscience. Est-il nécessaire d’informer la population de ce fait divers ? Est-ce à elle de décider ce qui doit être jugé ou non ? Le travail du journaliste est d’informer et de faire éclater la vérité mais, comme chacun sait, toute vérité n’est pas bonne à dire. Les circonstances sont difficiles à évaluer et c’est peut-être une faiblesse du film de ne pas avoir donner plus de détails sur les conséquences d’une telle révélation, mais il est difficile de croire qu'un
simple meurtre puisse à ce point mettre en péril l'ordre public.
Les cinéastes donnent ici l’image d’un bon journalisme, celui qui cherche la vérité, qui réfléchit avant se lancer dans une guerre, et qui pense davantage à l’impact moral de son travail qu’au prestige de sa publication.
Sur la forme, 38 témoins affiche une certaine sobriété tant dans les images que dans le jeu des acteurs. La
photographie est belle, la représentation du port du Havre oscille entre poésie et étrangeté. Les dialogues sont très bien écrits et très travaillés, ce qui donne souvent l’impression d’être devant une pièce de théâtre. Belvaux reconnaît ne pas avoir cherché le réalisme du texte mais plutôt à faire passer une émotion par l’objectivité de la situation que par un étalage de sentiments et d’expressions. La musique vient également en support. Douce, parfois avec la sobriété d’une guitare, elle maintient la tension sans excès. Néanmoins d’aucuns pourront ressentir une certaine lourdeur. Le début est certainement un peu long mais il permet de mettre en place les personnages et de créer un contraste entre l’avant et l’après révélation. La réalisation colle en
tout cas assez bien avec le drame social et psychologique. Belvaux a su mettre en lumière une large palette de sentiments (culpabilité, colère, lâcheté, peur, doute...) en mettant l’accent sur le texte. Il revendique d’ailleurs une influence de Robert Bresson qui avait un rapport très particulier avec les acteurs et une constante recherche de l’équilibre entre le son et l’image.
Ce film de Belvaux représente sans conteste un cinéma intelligent non seulement par la profondeur du sujet abordé mais aussi par la manière de le traiter. Certes cet esthétique pourra rebuter certains spectateurs, mais on ne peut pas s’empêcher de saluer un travail précis et pensé. Certainement un
film à découvrir !
Un film très intéressant qui entend braquer le projecteur sur la noirceur de l'âme humaine, entre courage et lâcheté.
Inspiré d’un fait divers et adapté d’un roman de David
Decoin, Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, 38 témoins porte un sujet passionnant qui frappe l’humanité en plein coeur.
L’intention du réalisateur est claire. Loin du polar classique, le réalisateur, Lucas Belvaux, plonge le spectateur non pas dans la noirceur du meurtre en lui-même, mais dans celle de la lâcheté et de l’égoïsme. Une femme se fait assassiner, pas un habitant du quartier n’a le courage ne serait-ce que d’alerter la police. Les scénaristes n’entrent pas dans le pourquoi de l’inaction qui reste un mystère et qui malheureusement se produit souvent dans les faits divers. Belvaux revendique “un film sur la morale” et selon lui, malgré la grande
complexité de la morale, il faut savoir trancher entre ce qui est bien et ce qui est mal. En l’occurence, le questionnement porte essentiellement autour de la justice à travers différents personnages.
L’un des témoins, Pierre, très brillamment interprété par Yvan Attal, ne supporte pas de n’avoir pas agi. Il est rongé par la culpabilité, se considère comme mort. Au départ, il fait comme tout le monde. Il ment à la police. Il n’était pas là, il n’a rien vu, rien entendu. Puis sa conscience prend le dessus et contrairement à ses voisins il décide d’aller dire la vérité. Ce personnage, écrit tout en nuance, est l’occasion de montrer le
vrai visage du mensonge. Certes en ne dévoilant rien, Pierre protège un aspect de sa vie, son confort matériel, sa liberté et son statut social de travailleur honnête. Mais au-delà des apparences, le mensonge ne lui permet pas de réparer ce qu’il a brisé en lui : sa fierté, sa dignité et son innocence. C’est pourquoi il n’attend qu’une chose, que la justice soit faite, sans quoi il restera à jamais “un fantôme”, un “corps entre deux eaux”. D’où provient ce besoin de justice ? Un croyant pourrait culpabiliser de sa faute contre Dieu et se sentir obligé de la réparer, mais en dehors d’un système religieux, pourquoi l’homme qui fait un mal ressent-il cet éclatement intérieur ? Le réalisateur peint avec justesse le sentiment de destructuration après l’accomplissement d’un
acte grave. Ce qui est brisé chez Pierre, c’est l’ordre de son être, sa nature donc. En une nuit, il pense être passé de l’homme bon à l’homme mauvais. Pour lui, il n’y a qu’une seule rédemption possible, être condamné. Si sa soif de justice est louable, il sombre cependant dans une forme de justice brutale, froide, quasi mathématique. Il dit ne croire qu’en la justice et ne pas croire au pardon. Par conséquent, il ne cherche pas à ce qu’on lui pardonne, ni du côté de la famille de la victime, ni du côté de sa femme. Qu’elle reste ou qu’elle parte n’est plus de son ressort et il ne s’en plaint pas. Tout ce qu’il désire, c’est une sentence.
Il se rend donc à la police, ce qui pose une nouvelle question morale. En effet, en se livrant, il livre les 37 autres témoins qui étaient parvenus à garder le secret. Cette délation lui vaudra une haine profonde de la part de ses voisins qui ont manifestement fait le choix soit du déni total, soit de vivre avec ce poids. A n’en pas douter, Pierre a fait ce qu’il devait, non simplement pour soulager sa conscience comme l’accuse une voisine, mais pour trouver un début de justice. On ne peut évidemment sonder l’esprit et les intentions de chaque témoin, mais nombre d’entre eux semblent avoir choisi de conserver un comportement lâche. IIs n’ont pas sauvé la femme qui hurlait sous leur fenêtre, certes, mais ils n’iront pas pour autant bouleverser leur vie avec un procès. Pour les curieux, la non-assistance à personne en danger est
passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende (Art. 223-6 du Code pénal). Les conditions de l’infraction étaient largement remplies.
Lorsque les autorités connaissent les véritables faits, la question de la justice continue de se poser au travers du procureur de la République. Juridiquement, le procureur dispose de la prérogative de l’opportunité des poursuites. Il peut donc choisir d’engager ou de ne pas engager une action. En l’occurence, il décide de ne pas poursuivre pour des raisons d’ordre publique. Une telle affaire aurait un énorme retentissement dans toute la France, et en définitive n’apporterait rien. Il lui para&
icirc;t absurde de condamner 38 personnes pour non-assistance à personne en danger. La décision de ce haut magistrat pourrait se justifier si l’on était convaincu que dans les circonstances, engager une action aurait des répercussions graves et irréversibles. Rien n’est moins sûr. Un autre argument consiste à dire que pour l’opinion publique, l’histoire ne servirait même pas d’exemple : si 38 personnes n’ont rien fait, alors nous n’aurions rien fait non plus. Là encore rien n’est moins sûr... Quoiqu'il en soit, si la loi autorise le procureur de la République à classer sans suite dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient (Art. 40-1 du Code pénal), les circonstances présentes ne sont pas de nature à justifier l’inaction. Qui plus est, la loi ne prévoit aucune
sanction professionnelle pour un procureur négligent, ce qui ne saurait effacer le caractère gravement fautif de son abstention.
Le scénario offre cependant une alternative. Une journaliste enquête sur l’affaire et parvient à obtenir d’un policier la réalité. Deux nouvelles questions morales se posent alors. Celle du policier qui trahit le secret professionnel pour informer la presse et celle de la journaliste qui publie son article.
Le spectateur
possède peu d’informations sur les intentions du policier mais il semble qu’il agisse en conscience. Choqué par l’inaction, il ne souhaite probablement pas être le complice d’une injustice. Subjectivement, son intention et l’objet de son acte sont bons. Le seul problème est que, en tant que policier, il est soumis à des obligations professionnelles de secret et d’obéissance. A la différence du procureur, sa décision est très certainement illégale mais, cette fois, c'est l'inverse : la morale n'en souffre pas. Comment le secret professionnel pourrait-il empêcher un homme de faire son devoir ?
Qu’en est-il de la journaliste ? On
comprend et on salue son hésitation à publier l’article. De nombreux journalistes moins scrupuleux auraient fait moins de manières. Ce personnage incarne en fait le quatrième pouvoir. Si elle publie, le procureur sera obligé de poursuivre. Elle a donc une grande responsabilité. Il lui faut donc pouvoir répondre à plusieurs cas de conscience. Est-il nécessaire d’informer la population de ce fait divers ? Est-ce à elle de décider ce qui doit être jugé ou non ? Le travail du journaliste est d’informer et de faire éclater la vérité mais, comme chacun sait, toute vérité n’est pas bonne à dire. Les circonstances sont difficiles à évaluer et c’est peut-être une faiblesse du film de ne pas avoir donner plus de détails sur les conséquences d’une telle révélation, mais il est difficile de croire qu'un
simple meurtre puisse à ce point mettre en péril l'ordre public.
Les cinéastes donnent ici l’image d’un bon journalisme, celui qui cherche la vérité, qui réfléchit avant se lancer dans une guerre, et qui pense davantage à l’impact moral de son travail qu’au prestige de sa publication.
Sur la forme, 38 témoins affiche une certaine sobriété tant dans les images que dans le jeu des acteurs. La
photographie est belle, la représentation du port du Havre oscille entre poésie et étrangeté. Les dialogues sont très bien écrits et très travaillés, ce qui donne souvent l’impression d’être devant une pièce de théâtre. Belvaux reconnaît ne pas avoir cherché le réalisme du texte mais plutôt à faire passer une émotion par l’objectivité de la situation que par un étalage de sentiments et d’expressions. La musique vient également en support. Douce, parfois avec la sobriété d’une guitare, elle maintient la tension sans excès. Néanmoins d’aucuns pourront ressentir une certaine lourdeur. Le début est certainement un peu long mais il permet de mettre en place les personnages et de créer un contraste entre l’avant et l’après révélation. La réalisation colle en
tout cas assez bien avec le drame social et psychologique. Belvaux a su mettre en lumière une large palette de sentiments (culpabilité, colère, lâcheté, peur, doute...) en mettant l’accent sur le texte. Il revendique d’ailleurs une influence de Robert Bresson qui avait un rapport très particulier avec les acteurs et une constante recherche de l’équilibre entre le son et l’image.
Ce film de Belvaux représente sans conteste un cinéma intelligent non seulement par la profondeur du sujet abordé mais aussi par la manière de le traiter. Certes cet esthétique pourra rebuter certains spectateurs, mais on ne peut pas s’empêcher de saluer un travail précis et pensé. Certainement un
film à découvrir !