Case départ

Film : Case départ (2010)

Réalisateur : Fabrice Eboué et Thomas Ngijol

Acteurs : Fabrice Eboué (Régis/Gaspard), Thomas Ngijol (Joël/Gédéon), Stefi Celma (Rosalie), Eriq Ebouaney (Isidore), Etienne Chicot (Monsieur Jourdain), Catherine Hosmalin (Madame Jourdain) .

Durée : 01:34:00


une comédie efficace, aux intentions plus honnêtes que ses procédés.

Le constat est sévère mais vrai. Thomas Ngijol et Fabrice Éboué incarnent deux noirs français ingrats. La peinture du premier est d'une rare justesse. Feignant, doué d'un langage dépourvu de toute finesse, tout juste bon à voler le sac à main des vieilles dames et à hurler au racisme sitôt qu'on lui demande son titre de transport, il n'a absolument pas conscience de sa chance. Le second, quant à lui, a renié tout héritage culturel. Il joue au gaulois décomplexé et rit aux blagues racistes de son crétin de patron. Derrière cette apparente sérénité, il vit le cauchemar de tous ceux qui se renient, agressif envers les plus démunis. Ce contraste est bien travaillé : « à partir du moment où nous avons su que nous allions les renvoyer dans le passé, nous avons essayé en permanence de faire le parallèle avec l’Histoire. Nous avons pensé à des « figures nègres »,
c’est ainsi qu’à travers Régis, je joue une sorte d’Oncle Tom à la mairie parce que nous savions que nous allions le retranscrire ensuite dans le passé de la même manière. Thomas joue Joël un peu comme les rebelles que l’on a pu voir dans des grands films sur l’esclavage ou la série « Racines » avec Kunta Kinte, ce personnage qui essaie de s’échapper en permanence. Nous avons repris des typologies emblématiques de parcours. »
(Fabrice Éboué, réalisateur, in Dossier de presse).

Le spectateur ne peut que déplorer, à raison, ces deux attitudes, et entrevoit que le film s'apprête à peindre une transformation bienvenue. L'idée de les faire revenir au temps de l'esclavage paraît particulièrement appropriée.

align="justify">Voilà donc nos deux filous embarqués à l'époque du Roi Soleil, dans une plantation où l'esclavagisme est un mode de vie, et ça, avouons-le, ça forge le caractère ! « À l’époque, le racisme n’était pas considéré comme étant du racisme. C’était un mode de pensée. Le but, c’était aussi de dire qu’aujourd’hui, quand on est noir, on a le choix, le choix d’essayer de s’intégrer, d’avancer, ou d’être un rebelle, alors qu’à l’époque, on était un nègre et on n’avait aucun choix. C’était aussi l’intérêt de remonter en arrière dans l’Histoire. » (Fabrice Éboué).

Les deux réalisateurs ont donc refusé de tomber dans le travers caricatural. Le maître de la plantation, un certain Monsieur Jourdain en référence au personnage de Molière, n'est pas la
figure du despote sadique présent dans la conscience populaire. Il est certes sévère et n'hésite pas à faire fouetter, voire à faire pendre les réfractaires, mais ce n'est pas un but pour lui.

Son fils est très sensible aux idées non pas modernes (comme se plaît à le laisser penser le film, alors que l'esclavagisme avait déjà été très souvent dénoncé par l'Église catholique) mais minoritaires. Il est choqué par le traitement infligé aux noirs, et le désapprouve publiquement, ce qui pour le coup, frôle la caricature du bon fils des Lumières rétif aux conversations racistes.

Ce sont pourtant les seuls qui échappent à la caricature.

Ainsi le contre-maître est-il complètement cinglé, tapant comme un sourd sur les esclaves et parlant compulsivement de « grosse bite, » probablement pour faire rire le spectateur de son complexe enfoui.

Les femmes de la plantation, quant à elles, ne sont que des dindes fardées couinant au contact des blagues racistes.

Le prêtre de la plantation, incarné de façon évidemment sirupeuse par Franck De La Personne, est lui aussi exécrable, le visage farineux et les lèvres rouges, incapable d'assurer la moindre argumentation face aux deux « nègres savants » qui lui rappellent que les hommes sont tous frères.

>Il en ressort qu'on a l'impression que les propriétaires n'avaient, à l'époque, pas d'autres sujets de conversation que les noirs. 90% des propos sont racistes et ridicules. Nos ancêtres étaient-ils plus crétins que nous ?


Toutes ces caricatures tressent un contexte dont le spectateur sort avec un certain nombre de préjugés qu'il convient de désamorcer dans toute étude sérieuse.

Il est certes historique que le Code noir impose, dans le paragraphe III de son article premier, la religion de l'Église
catholique, apostolique et romaine. Mais il aurait été honnête de rappeler que ce code n'émane pas de l'Église catholique mais de Louis XIV (via le fils de Monsieur Colbert, qui en fut l'instigateur).

Au nom de cet article Thomas Ngijol, alias Gédéon, se fait fouetter pour avoir hurlé « Allah Akbar » pendant un prêche. Le spectateur peut donc tranquillement conclure que le catholicisme est une religion d'asservissement tandis que l'Islam est celle de la libération, mais c'est aller un peu vite en besogne. Mis à part le fait que Dieu passe son temps à libérer les peuples de l'esclavage dans l'Ancien Testament, montrant de la sorte combien cet état est une abomination, il faut rappeler que l'esclavage a toujours été très officiellement condamné par l'Église catholique. Jean VIII, en 873, dans sa lettre Unum est, fustige littéralement le
Prince de Sardaigne pour son esclavagisme : « il est une chose pour laquelle nous devons paternellement vous admonester ; si vous ne la corrigez pas, vous encourrez un grand péché [...] Comme nous l'avons appris, à l'instigation des Grecs, beaucoup qui ont été enlevés captifs par les païens sont donc vendus dans vos régions et, après avoir été achetés par vos compatriotes, ils sont gardés sous le joug de l'esclavage : alors qu'il est avéré qu'il est pieux et saint comme il convient pour des chrétiens que lorsqu'ils les ont acheté des Grecs, vos compatriotes les renvoient libres pour l'amour du Christ [...] C'est pourquoi nous vous exhortons et nous vous commandons avec un amour paternel, si vous leur avez acheté des captifs, de les laisser aller libres pour le salut de votre âme. » Cette lettre ne sera pas un épisode fugace et isolé puisque les papes Marin Ier et Adrien III y appuieront leur doctrine.


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En 1435, soit près de cinq siècles avant la période du film, le pape Eugène IV condamne l'esclavage dans son encyclique Sicut Dudum et exige la libération de tous les esclaves des îles Canaries sous peine d'excommunication.

Rebelote pour le pape Paul III, en 1537, pour Grégoire XVI en 1839, pour Léon XIII en 1888 puis en 1890...


style="font-style: normal">On peut tirer de ces faits historiques deux constats.

Le premier c'est que sans l'Église catholique, l'esclavage existerait probablement encore en Europe de façon institutionnelle.

Le deuxième c'est que les clercs qui pouvaient se livrer à ce type d'activité contrevenaient très gravement à l'autorité des papes.

Quand, de plus, on sait que le Coran incite les guerriers à réduire en esclavage leurs prisonniers de guerre, n'incitant à l'affranchissement que des
musulmans (Cor. IX, 60), et que les Lumières, dont Voltaire, avaient quoiqu'on dise une position très ambiguë sur l'esclavage, on a beaucoup de mal à souscrire à cette déformation de la réalité.

Posons, pour la défense des deux réalisateurs, qu'on peut admettre que le film ne fait que présenter des cas particuliers, et qu'il y a bien eu des contremaîtres violents et des curés esclavagistes. Mais la condamnation de l'esclavage ne s'encombre pas de cas particuliers (le film condamne tout autant les plantations dans lesquelles les esclaves étaient traités à égalité avec les hommes libres), alors pourquoi celle de l'Église catholique y serait-elle sujette ? Par ailleurs, les cinéastes doivent absolument prendre conscience qu'ils ont une responsabilité à l'égard des masses, qui est celle de ne pas les conforter dans l'
erreur.


Une fois les distances prises avec les faiblesses du film, on peut alors rire franchement. Car le film regorge de choses amusantes, souvent assises sur l'anachronisme qui avait déjà déployé les gorges du temps des Visiteurs (de Jean-Marie Poiré, en 1993). Le personnage de Joël/Gégéon, débarquant de sa cité dans un siècle de Renaissance, devient alors particulièrement croustillant, alors que celui de Régis/Gaspard confine plus au drame. Il est vraiment peinant de voir un homme aussi résigné devant la « suprématie blanche ».


A noter la concurrence victimaire idiote entre les juifs et les noirs.

Les deux personnages débattent à bâtons rompus avec un marchand juif (lui aussi très très caricatural) qui dit son peuple plus persécuté que les noirs. Cette conversation, fréquente en certains milieux, est évidemment tournée en ridicule par les deux réalisateurs : le marchand juif s'estime « nègre d'Europe » alors qu'il invoque comme argument clé l'esclavage de son peuple en Égypte !

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La réalisation est sobre et sans prise de risques. Le scénario est linéaire, chronologique, mais répond bien aux sollicitations du thème (un film sur l'identité) et du genre (la comédie).


Raphaël Jodeau