Frère

Film : Frère (1996)

Réalisateur : Alexeï Balabanov

Acteurs : Sergei Bodrov Jr (Danila Bogrov), Viktor Soukhoroukov (Viktor Bogrov), Svetlana Pismitchenko, Maria Joukova

Durée : 01:39:00


Dans la Russie des années 90, après la chute du régime soviétique, Saint-Pétersbourg est la proie de mafias d’origines diverses, avec crimes et règlements de comptes en pleine rue. Danila, un jeune conscrit, tout juste libéré des obligations militaires, rejoint son frère aîné pour trouver du travail. Selon leur mère, celui-ci « a réussi » ; en fait, il est devenu tueur à gage. Il propose à son jeune frère d’exécuter un contrat pour lui. Ce dernier réussit mieux que lui, et fait en même temps la découverte du milieu interlope de Saint-Pétersbourg…
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Frère (en russe : Брат, prononcez « bratte » en roulant le r lors de votre prochain dîner en ville) est un film russe, sorti en 1997. Présenté à Cannes cette même année dans la catégorie « Un certain regard », il se distinguait par une réalisation aux moyens minimalistes, qui illustrait bien la décomposition complète de la société (famille, art, jeunesse, forces de l’ordre…) qui a sévi en Russie de la chute du régime soviétique en 1991 jusqu’en 2000. Avec le recul du temps, il est permis de se demander si ce film ne fut pas prophétique, ce qui expliquerait en partie son statut de « film culte » en Russie.

 

En 1996, le réalisateur de Frère, Alexeï Balabanov, fut un des 13 cosignataires d’une proposition de règles pour réalisateurs désireux de faire des films à petit budget sans aide de l’Etat. Il faut rappeler que le cinéma soviétique, confronté en son temps à un manque de moyens certain, devait faire preuve d’ingéniosité pour produire les effets visuels de nature à rivaliser avec ceux des productions d’Hollywood. La chute du régime en 1991 s’accompagna d’une quasi-disparition des aides d’Etat : c’est dans ce contexte que s’inscrivait l’appel des 13 réalisateurs dont faisait partie Balabanov. Il faut toutefois noter que cette éthique minimaliste n’était pas le propre des films russes, puisque le mouvement Dogma 95 lancé un an plus tôt par Lars von Trier avait à peu près les mêmes objectifs.

Balabanov mit immédiatement en œuvre son programme avec Frère, puisque celui-ci fut tourné avec un budget équivalent à… 30 000 euros de l’époque. Pour y parvenir, l’équipe, acteurs inclus, travailla gratuitement ou presque, n’espérant de revenus que sur les hypothétiques bénéfices du film. Ceux-ci ne virent le jour qu’une fois sortie la cassette VHS, support sur lequel la plupart des Russes ont découvert le film.

Un grand nombre de scènes furent tournées dans les logements de Balabanov et de ses amis, ainsi que dans les décors naturels de Saint-Petersbourg – qui a beaucoup changé depuis lors, en mieux, heureusement ! Les acteurs tournaient dans leurs propres costumes ; le fameux pull de Danila, le rôle principal, fut acheté dans un marché aux puces. Le conducteur du camion dans la scène finale était le cinéaste Sergeï Astakhov, seul à posséder un permis poids lourds. Enfin, la pellicule provenait d’un reliquat du film à gros budget Anna Karenine de Bernard Rose (1997, avec Sophie Marceau), ce qui explique peut-être l’ambiance grisâtre ou jaunâtre de l’ensemble du film… (*)

 

Ce parti-pris minimaliste se traduit dans le film par une pauvreté bien visible, une ambiance digne des Misérables de Victor Hugo, ça et là des rencontres avec des personnages tous plus cabossés les uns que les autres : des SDF allemands vivants dans un cimetière, une junkie, de petites gens russes claquemurées chez eux par peur des bandits, hélas bien présents. Cette atmosphère parfois sordide illustre bien le contexte de profonde décomposition que traverse la Russie dans les années 1990. Pour les Russes, la chute du régime soviétique en 1991 s’est certes accompagnée d’une libération du peuple, mais surtout de ses éléments les moins scrupuleux : la pègre, les corrompus de l’ancien régime (c’étaient souvent les mêmes). Comme l’a écrit une chroniqueuse du Courrier de Russie :« nous avons eu des élections libres, mais qui étaient gagnées par des bandits ».

Rien n’échappe à cet effondrement moral et social : la famille, comme en témoigne la conductrice de tramway infidèle (et probablement pas pour la première fois) ; les arts : au début du film, le héros interrompt par mégarde le tournage d’un film que l’on devine érotique ; la jeunesse, qui n’a pour occupation que des petits boulots, la drogue ou les contrats de tueur à gage du frère de Danila ; la propriété, tel l’appartement squatté et partiellement dévasté par de jeunes drogués ; l’ordre enfin, puisque la police est impuissante voire véreuse, et que seul Danila armé de son gros calibre fait régner un tant soit peu de discipline…

 

Noir c’est noir ! Telle pourrait être la devise de Frère. Et pourtant, il s’en dégage malgré tout un certain optimisme, tiré par la vitalité et l’énergie du personnage principal. Non qu’il se mette au service d’une bonne cause, mais sa décontraction, sa gentillesse parfois, son charme aussi font de lui un héros picaresque que l’on ne saurait rejeter. A la différence de son frère et de ses amis mafieux, il est « propre sur lui », net : il inspire confiance, ressemble à un Russe moyen, pas à un « étranger proche ». Lors d’un contrat, il veille à n’exécuter que la victime prescrite, et épargne soigneusement un quidam qui passait par là au mauvais moment ; en revanche, il liquidera les deux autres tueurs… N’oublions pas son astuce : pour un conscrit qui dit avoir fait son service militaire « dans les services centraux », où a-t-il appris à confectionner des armes aussi ingénieuses, à imaginer une exécution aussi discrète ? On se prend à se demander s’il n’a pas rempli ses obligations militaires dans des services très discrets…

Citons aussi des seconds rôles attachants, tel le SDF d’origine allemande amateurs de proverbes tels que « ce qui est bon pour le Russe est mauvais pour l’Allemand », la junkie paumée mais pas franchement antipathique : c’est tout un petit peuple qui se débat pour tenter de survivre dans le grand chaos de la libération postsoviétique, comme il peut, avec les moyens à sa disposition…

Un tel regard, à la fois désabusé, empathique et teinté d’humour, ne pouvait manquer de séduire les Russes, et l’on comprend aisément comment ce film est devenu culte pour eux.

 

A la fin du film, son frère conseille à Danila d’aller à Moscou, « là où se trouve l’argent et le pouvoir ». Le court automne russe s’est terminé, l’hiver est là, la neige tombe à gros flocons, et le jeune homme, tueur par nécessité, peut-être ancien des « services », épris en tout cas d’ordre et de justice sociale, monte en stop dans un camion pour la capitale après avoir « fait le ménage » à Saint-Pétersbourg. Tourné en 1996, ce film annonçait-il les changements futurs en Russie ? Sa lucidité désespérée était peut-être prophétique.

 

(*) source : « Balabanov's BROTHER (1997): Cinema as salvage operation », John MacKay

https://www.academia.edu/10246947/Balabanovs_BROTHER_1997_Cinema_as_salvage_operation