Her

Film : Her (2013)

Réalisateur : Spike Jonze

Acteurs : Joaquin Phoenix (Theodore Twombly), Amy Adams (Amy), Rooney Mara (Catherine), Olivia Wilde (La fille du rendez-vous amoureux)

Durée : 02:06:00


Tomber amoureux d’un système d’exploitation… Theodore est un homme en instance de divorce, tombé dans un état de vie médiocre de typique vieux garçon. Sa vie change lorsqu’il s’offre « OS One », un système d’exploitation très singulier, puisque pourvu d’une conscience…

En tenant compte de la façon d’évoluer (pour répondre à la question que Spike Jonze formule dans le dossier de presse, « est-on à même de continuer à aimer son partenaire, même si celui-ci évolue ?»), Her dessine ce que pourrait être l’illusion d’une relation entre deux consciences, l’une humaine, l’autre impossible à définir («Samantha a été conçue pour évoluer», lit-on plus loin dans les propos de Spike Jonze).
La question qui nous attrape : « est-ce de l’amour ? » avec la définition que l’on y entend, complètement aléatoire et littéraire, oui (de la bouche d’un personnage : « l’amour est une forme de démence acceptée par la société »). Peut-on donc aimer
qui on veut ? Voire ce que l’on veut ? Il faudrait croire, malheureusement, que oui encore, puisque Samantha, l’OS, et Theodore, vivent une relation qui a de troublants points communs avec une vraie histoire d’amour.
Le film joue sur ces ressemblances, pose la question sérieusement, en rappelant que cette conscience ne fait pas de Samantha un être humain (exit « cogito sum » !). Il n’oublie pas de montrer le vide créé par le fait qu’il n’y ait qu’un homme et personne d’autre, tout en accumulant les éléments que deux êtres humains pourraient partager.

Mais tout n’est qu’illusion et pouvoir d’auto-suggestion. Si l’intelligence de l’OS permet une ressemblance étonnante avec une authentique histoire d’amour (« ils tombent amoureux », cf. synopsis) il faut rappeler que la ressemblance est très insuffisante et purement extérieure.
Samantha, en effet, n’est pas un être humain, ça, d’accord ; c’est donc un objet de consommation acheté, qui certes, a une conscience, mais n’a aucune liberté quant au fait de se retrouver dans la vie de son propriétaire. Elle pourrait ne pas « l’aimer » dit le film. Vie partagée quand même, donc comme un… mariage forcé.
Her s’évertue tant bien que mal à essayer de montrer qu’il y a vraiment de l’amour, par l'instauration d’un rapport d’égal à égal entre les deux (Samantha, perturbée, explique « j’ai rêvé que tu te voyais comme une personne supérieure »). Or c’est bien l’acheteur qui a choisi Samantha, on n’a pas demandé son « avis » à la machine… Dès le départ, dès l’achat de cette technologie, il y a un rapport qui place l’homme au-dessus, et Her essaie de nous le faire oublier. 
Auto-suggestion donc, puisque Theodore pense aimer sincèrement cet amas de manifestations d’une conscience artificielle ; pourtant, cette relation est très impuissante par rapport à l’amour, notamment dans ce que celui-ci peut produire, à commencer par la vie. Her oublie ces immenses différences. Pour Spike Jonze, manifestement, l’amour, c’est sortir ensemble, se retrouver, échanger, faire l’amour (la scène de trop !) : Theodore finit par avouer, et on a du mal à le croire, « je n’ai jamais autant aimé quelqu’un que toi ! »… Pour une machine, c’est déjà pas mal ; pour un humain, c’est extrêmement faible. 

Her n’arrive pas à convaincre, en heurtant frontalement le sens commun ; et en montrant cet idylle absurde, nous fait justement réagir quant à cette définition de l’amour fausse, cette folie acceptée qui justifie n’importe quelle relation en séparant la raison de l’amour.

Mais ce film, s’il se trompe lourdement, ne contient pas moins une vision du monde de demain qui relève franchement du génie : on voit comment le monde virtuel, dans un avenir proche, aura déplacé le centre d’intérêt de l’être humain du réel au virtuel.
Her, en fait, pose des questions si énormes qu’il ne se concentre que sur celle de l’amour, et y répond de travers en plus ; mais répondre aux autres interrogations était titanesque (on doit noter le mérite de cette capacité d’étonnement sur la nature humaine, puisque la définition de Descartes, ici, aurait peut-être fait de Samantha un humain, ce qui ne réfute pas non plus Descartes, puisque la possibilité d’infuser une conscience à une machine demeure fantasmagorique, puisque seul l’homme est doué de raison). La mémoire, l’imagination, l’analyse, et le « goût », tous formés par expérience, sans caractère intrinsèque comme un humain, sont les éléments dont l’OS est douée.
Est-elle vraiment une conscience ? En fiction oui, en réalité, on ne pourrait que faire ressembler une IA à une raison humaine.
Tout est donc illusion : la relation ressemble (pas tant que ça finalement) à de l’amour, et l’intelligence artificielle ressemble à une conscience… Toute question est alors un peu faussée, car Samantha, en vrai, ne pourrait pas exister. 

Samantha, d’après le film, est en fait une sorte de pur esprit, et petit à petit, l’amour que les deux ressentent est remis en question par cette distance. L’OS, qui a des expériences corporelles, ce qui est vous l’avez vu bien contradictoire (Her soutient les deux propos contraires sans complexe), ressent donc des sensations que seuls les sens externes peuvent donner ; ainsi, elle connaît presque ce que connaît un corps, comme si la sensation n’était après tout qu’une réaction chimique cervicale. En plus clair, on essaie de nous faire croire qu’imaginer une sensation peut être aussi puissant que la vivre réellement : « … affirmant de vraies émotions – et c'est ce qu'on ressent grâce à Scarlett » (in dossier de presse, à propos de la prestation de Scarlett Johansson, dans le rôle de Samantha). C’est ce qui fait que ce pur esprit, qui comme il le dit lui-même n’appartient pas au monde physique, et pourtant vit des expériences physiques, finit par apprécier de ne pas être enfermé dans un corps qui le limite. Le corps prison de l’âme, Platon !
Finalement, on distingue ici les composants de l’être humain comme si les uns pouvaient être indépendants des autres, ce qui est absolument faux : un corps humain, sans âme, donc sans ce qui
anime (anima), mort donc, est un cadavre, et une conscience seule n’est pas plus un homme à part entière. C'est ce que démontrait Aristote en découvrant l'hylémorphisme, c'est-à-dire la loi qui veut que toute chose organisée (la matière corporelle) le soit sous l'action d'un principe organisateur (l'âme humaine, appelée « forme » par le philosophe).

Mais voyez-vous, le film demande de se creuser un peu les méninges. La fin est sujette à interprétation : l’histoire s’est tuée à nous montrer qu’après tout, il y a du vrai dans cette illusion complète, et pourtant, semble restaurer, comme le fait Nolan dans Inception, la valeur du réel contre le virtuel insaisissable et surtout creux, vide comme un gouffre. Avec Samantha, le temps s’est arrêté dans la vie de Theodore, dans les deux sens du terme : d’un côté, une sorte de bonheur, et en même temps, on a le sentiment que tout cela est vide, et ne mène à rien.

N’étant guère épuisé, je me dois de signaler plus précisément en quoi Her est une œuvre de visionnaire.

« Le film fourmille de réflexions sur les technologies actuelles et le monde dans lequel on vit, sur le sentiment d'isolement ou de proximité avec autrui que suscitent ces technologies, et sur la manière dont la société évolue », affirme le réalisateur (in dossier de presse).

Tout d’abord, le consumérisme généralisé. Constatant son actuelle croissance, Spike Jonze le pousse à des degrés qu’on pourrait amplement imaginer aujourd’hui ; la seule différence est qu’ils sont monnaie courante dans Her : consommer tout, sans limite, y compris l’homme lui-même. Cette jouissance égoïste transforme tout le monde comme un hochet potentiellement agréable. Quand il ne l’est plus, on le jette.
Ensuite, la schizophrénie qui résulte de cette double-vie qu’ont les gens : le vieux garçon solitaire, incapable de commencer une histoire sérieuse avec une femme, est pourtant celui qui a l’air de comprendre mieux que personne l’amour et la psychologie. Mais ne s’en servant que dans le monde factice, en écrivant (c’est son boulot) des lettres pour les autres (eux aussi incapables de revivre le lien réel avec autrui, puisque pas fichus d’écrire eux-mêmes !), sa finesse est inutilisée dans le réel. Parce qu’à force de trouver des choses agréables dans le faux, comme Samantha, on finit par s’en contenter…
A cela s’ajoute l’isolement, par le remplacement de la vie réelle par le virtuel.


Tout le monde est enfermé dans sa bulle artificielle, avec ses mails, son téléphone, internet sous la main partout, triomphe de l’individualisme auquel mène la machine, qui se substitue à l’homme. Et c’est tout Samantha d’ailleurs : la machine qui remplace l’être humain dans sa vie sociale, qui devient solitaire dans le réel. On se croise, on ne se remarque pas, il y a de moins en moins d’interactions entre personnes en chair et en os, bref, tout le monde dort debout, rêve en permanence, puisque les liens n’existent plus qu’avec le virtuel. Le rapport de l’être au réel s’éteint, y compris des hommes entre eux donc, comme ces gens qui passent leur temps sur leur portable alors qu’ils ont une compagnie bien réelle autour d’eux. La nature et les autres deviennent moins intéressants, et sortent de la vie de gens « connectés ». Aujourd’hui, cela ne concerne que quelques personnes… mais demain ? 
En bref, c’est la mort de la vie en société, alors que l’homme « est un animal sociable », la perte d’une caractéristique essentielle à l’équilibre de la cité. Le résultat est terrifiant : « l’illusion est un berceau » disait Hugo, ici, tout le monde est bercé, seul, drogué au rêve, à « l’amour du mensonge » baudelairien. 


Et voilà ce qui tue le plus la piste de Spike Jonze : le beau. Malgré les efforts consacrés à essayer d’émouvoir par de jolis dialogues (dans des scènes accompagnées au piano, ambiance romantique évidente), Her ne parvient pas à nous toucher sur la relation entre Samantha et Theodore comme quelque chose d’authentique, parce que le sens commun nous hurle, et la raison avec, que tout ressemble au vrai, et que tout est factice. Impossible de verser une larme malgré la voix sensible de Scarlett Johansson et la superbe prestation de Joaquim Phoenix, en être imparfait, délicat et un peu perdu. Impossible de vibrer comme devant l’amour véritable, car « le beau, c’est la splendeur du vrai » (selon l’expression que l’on prête à Platon).

Malheureusement, c’est une réflexion qui sert simplement de décor : « ces thématiques restaient au second plan. Car ce qui compte avant tout, c'est la relation entre Theodore et Samantha » explique Spike Jonze (dossier de presse).

Her n’est pas un pionnier absolu en la matière : Solaris, de Steven Soderbergh (2002), avait surpris Hollywood sur un amour décalé, attendez-vous à l’être tout autant. On retourne également sur les traces des problématiques de 2001 L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick (1968), où une conscience artificielle s’interrogeait sur sa nature, comme Samantha. Ensuite, il y avait bien IA de Steven Spielberg en 2001, mais l’histoire partant sur une sorte de Pinocchio, la réflexion y tourne court. 
Mais Her apporte beaucoup à ce regard jeté sur le rapport machine/homme et virtuel/réel, en se plaçant dans un futur presque palpable, dans une société extrêmement semblable à la nôtre.

Cette histoire garde toute son énigme notamment grâce à la réalisation assez originale, usant ici et là de ce que nous pourrions appeler « le plan qui captive », le meilleur de tous, qui fait se demander « que va-t-il se passer ? », rapproché sur un seul objet, un visage, un objet, laissant peu d’informations… Un vieux classique devenu bien trop rare ! On ressent bien la plongée dans l’inconnu, la fascination inquiète envers une nouvelle invention. Place est faite également aux émotions, par d’autres plans très serrés, qui permettent de capturer le moindre détail du jeu de Joachim Phoenix, puisque la sensibilité demeure le pilier de « l’amour » entre homme et conscience. « Je voulais aborder les angoisses et les désirs, les jugements et les attentes, que nous projetons dans une relation », ajoute le réalisateur (in dossier de presse).

En effet bien interprété, Her a voulu raconter une belle et étonnante histoire d’amour.
En fait, en ne le voulant qu’à moitié, il livre une vision très inquiétante sur la capacité prévisible du virtuel à empiéter sur le réel. Le message demeure très ambigu, et ouvre plus de portes qu’il n’en referme. Difficile en tout cas de se lasser de ces questionnements existentiels brûlant d’actualité.

Le talent de narrateur de Spike Jonze (outre celui du petit personnage de jeu vidéo, au demeurant bien burlesque, dont il fait lui-même le doublage !) prend des allures de révélation, celui-ci n’ayant jamais eu de projets sérieux comme celui-ci auparavant (Max et les maximonstres… bon). 
Appuyé sur de brillants acteurs et sur un scénario sensible et intelligent («Je voulais que le film soit romantique et sensuel, et il a su y apporter son regard poétique et raffiné» dit Spike Jonze à propos du scénariste, pari réussi ! cf. dossier de presse), il plonge si bien dans cet avenir proche qu’on s’attend presque, au bout de deux heures vite passées pour cette schizophrénie artificielle (donc presque un seul personnage, en quelque sorte), à entendre une voix sans visage nous dire « bonjour ! Je m’appelle Samantha, c’est moi qui ai choisi ce nom, parce que je trouve qu’il sonne bien ». Demain peut-être ?