La La Land

Film : La La Land (2016)

Réalisateur : Damien Chazelle

Acteurs : Ryan Gosling (Sebastian), Emma Stone (Mia), John Legend (Keith), J.K. Simmons (Bill)

Durée : 02:08:00


La La Land livre une histoire extérieurement bien banale : un amour de rêveurs éprouvé par le réel, le quotidien, les compromis pour gagner sa vie, loin des plans sur la comète qu’on peut se faire les premiers jours.

Cependant, derrière cette apparente simplicité, se cachent quelques réflexions plus profondes. Passé le léger agacement que l’on peut ressentir en voyant cette relation quelque peu adolescente souffrir du monde adulte, alors que ses acteurs ont à peu près la trentaine, on perçoit le thème du rêve, bien sûr. Être adulte signifie-t-il renoncer à ses rêves ? Les personnages semblent indiquer que oui ; et semblent se tromper. Parce qu’ils ne peuvent atteindre tout de suite ce qu’ils projettent, l’un son club de jazz, et l’autre, sa carrière d’actrice, la peur les prend.

Mais finalement, le mal est fait : la distinction entre rêve personnel et vie à deux met la pagaille, exactement le même dilemme que connaît le héros de l’excellent Whiplash (2014), du même très jeune réalisateur Damien Chazelle (32 ans !). Faut-il être seul pour laisser son génie s’exprimer ? Dans La La Land, la question devient : faut-il être seul pour suivre son rêve de gosse ? La réponse semble plus ambiguë ici que dans Whiplash. Mais en sortant de là, voilà ce qui nous vient par la tête : le rêve a perdu son romantisme. On rêve de gloire personnelle, d’être reconnu dans un Starbucks, de jouer devant les gens branchés de la ville… Pas si dingue que ça, n’est-ce pas ? Actrice célèbre ? Et après ? Où sont les rêves d’amour ? Ne rêve-ton plus à deux ? Les directions que prend l’histoire peuvent frustrer, mais Chazelle n’entend pas livrer un produit fabriqué par les attentes prévisibles du public, force que l’on peut saluer. 


Que choisiriez-vous tout de même, à la place de la rousse Mia (Emma Stone) : être reconnue dans un café par un admirateur, véhiculée par un homme-carte-bancaire, ou aimer, et être véritablement aimée ? Et dans un ultime rêve à la fois pétillant et nostalgique, le film pose définitivement son cornélien dilemme : soit les deux amoureux vivent la gloire séparément, soit ils vivent ensemble en faisant le deuil de leurs rêves (de gloire). Un dilemme qu’un amour généreux aurait peut-être pu résoudre. Et c’est là qu’on peut légitimement s’insurger : que choisiriez-vous : réussite ou amour, répété-je ? Quelle finalité a l’homme ? Le sacré « épanouissement personnel » via un gros compte bancaire et le crépitement des flashs, ou l’amour ? Soi-même, ou les autres (l’autre, en l’occurrence) ? L’amour-propre ou l’amour vrai ?
Dommage que dans une comédie musicale faisant hommage aux belles histoires d’amour des grands classiques du genre, l’amour même ne soit plus qu’une vieille idée aussi jolie que déclassée derrière les aspirations individualistes …
Alors certes, il est vrai que les choses ne sont pas si simples. Pas si facile d’accorder la carrière de l’un à Paris celle de l’autre à Los Angeles, pas si facile de choisir entre la renommée et un amour naissant ; après tout, les deux savent qu’ils en auront toujours d’autres à la place… Au moins, le fait que l’on s’agite à ce point sur les choix des personnages montre que ceux-ci nous intéressent. Leur union n’est pas la chose la plus évidente du monde, car ils sont absolument identiques : fous, artistes, inventifs, sensibles, brûlant d’un feu joyeux et contagieux, ils ont tout pour être complices, mais rien pour être complémentaires. 

Ils nourrissent, vous vous en doutez, beaucoup d’attentes chez le spectateur : au risque d’éveiller des grognements d’esprit de contradiction, on peut affirmer qu’ils sont les amants que beaucoup rêvent d’être un jour, ou d’avoir été. On admire non seulement leur romantisme exigeant, qui refuse les banalités, mais aussi la pudeur du regard jeté sur eux. Dans le monde où ils vivent leur idylle, respire l’optimisme, et une joie enfantine, au sens d’une saine innocence. Et même quand le réel les rattrape, cela se fait avec beaucoup de retenue ; beaucoup de réalisateurs se seraient jetés dans la facilité de la violence et des hurlements pour symboliser la souffrance de l’utopie baignée dans la rudesse de la vie réelle. Chazelle y renonce, et choisit la subtilité : les couleurs pastel du vrai remplacent les éclairages et les costumes vifs et bariolés des songes, et ce n’est qu’un exemple. Avec un seul plan, il explique une idée. Comme dans Whiplash, il choisit à la fois la finesse et la sobriété, ses idées se comprennent très vite, et il ne s’y appesantit pas (contrairement à moi) ; cela contribue à conserver le rythme assez endiablé du film, tout en le ralentissant au fur et à mesure que le réel étend son règne.


On retrouve également dans La La Land l’obsession de son auteur : le jazz. Grand complexe des derniers mohicans défenseurs de cette musique, le jazz se meurt, et les plaidoyers mêmes de ses fidèles sont entièrement faits de nostalgie. Comment le renouveler ? Le fait d’avoir choisi une comédie musicale pour la forme de cette histoire y est évidemment lié : comédie musicale, jazz, voilà deux genres qui ont connu de grandes heures pour lesquelles on décerne avec dignité, et en tenue de deuil, des fleurs vintage. La La Land, en faisant s’exprimer les deux genres ensemble, montre par bouquets de couleurs, de chansons et de danses virevoltantes qu’on peut faire du neuf avec de l’ancien. 

L’histoire y est bien sûr liée : bien que celle-ci nous enseigne, à tort peut-être, si vous avez bien lu jusqu’ici, que quand on est deux, on ne peut fomenter qu’une utopie, le film exprime dans un tourbillon artistique final la dite utopie. Que reste-t-il d’un rêve d’amour de ce genre, où tout semble parfait, mais dont rien ne peut naître ? Que reste-il d’une impro de jazz où  l’on s’envole très loin, lorsque la dernière note a fini de retentir ? Le poétique parallèle séduit.
Et la question se pose encore : le dilemme amour/ambition personnelle est-il si inévitable que cela ? La vie ne réserve-t-elle pas d’imprévus, comme l’histoire de Mia et Sebastian en est entièrement composée ? Le jazz est associé au rêve, qui s’improvise, invente ce qu’il y a de meilleur, de plus beau, de plus fou ; et pourtant, le réel ne sait-il pas lui aussi improviser les choses les plus folles ? 

Toujours est-il que cette folie est bien de mise, la saine folie, celle qui désinhibe, qui danse devant l’Arche comme le roi David. La mise en scène infuse cet esprit avec une imagination débordante, tant sur les chansons, les mouvements de caméra habiles et dynamiques, que sur les plans variés, esthétiques et soigneusement composés. Et les ambitions des personnages ont beau décevoir de vieux râleurs comme moi qui veulent des mariages à vingt-cinq enfants à l’écran, il faut signaler que les événements rapprochant nos deux héros sont peut-être déjà les nouvelles références dans les histoires d’amour cinématographiques (notamment deux scènes de danse, tout aussi délicieuses, l’une dans la simplicité, l’autre dans l’imagination). 


On adore essayer de contester le propos du film, parce qu’il est loin d’être inintéressant : La La Land n’est pas qu’une danse géniale. Mais il faut insister sur cette dernière chose. On aime d’autant plus se plonger tout entier dans ce déluge merveilleux – certes pessimiste sur le réel – mais qui formellement, livre un rêve éveillé au spectateur. Il faut bien s’imaginer qu’on se laisse emporter dès la première séquence dans un véritable feu d’artifice, qui, à la façon d’une Flûte enchantée, alterne avec justesse dialogues parlés et chants originaux. Nul besoin d’aimer les comédies musicales (ce qui n’est pas vraiment mon cas d’ailleurs), La La Land emporte tout sur son passage ; son spectacle transpire de joie de vivre, donne envie de sortir les souliers à claquettes, de rythmer ses semelles au battement de ses mélodies emballantes, de rejoindre les personnages dans cette mise en scène virtuose, où manœuvres et improvisations se confondent, de la symbolique des couleurs à la valse nocturne dans un observatoire : enivré vraiment, on veut en tirer autant de substance que possible pour en décorer notre quotidien, pour mettre un peu de La La Land dans la vraie vie.
Un film frôlant la perfection, à la pensée discutable, mais chantant avec une maestria ébouriffante un récit que seul le cinéma pouvait conter.