La Passion selon Malick

Film : Une vie cachée (2019)

Réalisateur :

Acteurs : August Diehl (), Valerie Pachner (), Michael Nyqvist (), Matthias Schoenaerts (), Jürgen Prochnow (), Bruno Ganz (), Alexander Fehling (), Ulrich Matthes (), Karl Markovics (), Franz Rogowski (),...

Durée : 2h 53m


Terrence Malick, créateur rare, absent aux festivals, même quand il obtient des récompenses, inaccessible aux journalistes demandeurs d’entrevues, est né comme réalisateur en 1978 avec Les Moissons du ciel, un titre annonciateur de la suite de sa carrière. 

Connu pour La ligne rouge (1998), moins pour le poétique Nouveau Monde (2005), il s’est surtout révélé au grand public avec The Tree of life (2011), un objet artistique et philosophique dépassant la simple appellation de film, dans lequel le cinéaste américain d’origine assyrienne invitait le spectateur à une réflexion proche de la méditation spirituelle, n’hésitant pas à mettre en parallèle la vie d’une famille modeste des années 1950 et la création du monde, montrant que toutes ces manifestations procédaient d’une seule et même source divine. 

Enfin consacré avec la Palme d’Or, sûr de sa force, Malick a alors enchaîné les longs-métrages. Malheureusement, plus celui-ci sortait de films, moins il semblait s’y attarder, tombant dans une certaine facilité de plume, cherchant à trouver les plus beaux thèmes possibles pour sa façon unique de filmer, et les plus belles images pour ses pensées sans réponses évidentes, voire ses interrogations livrées telles quelles, mais sans histoire capable de tenir la longueur d’un long métrage. 

De réalisateur au message précis, mais exigeant une profonde implication du spectateur de 2011, Malick est devenu en quelques années un poète explorant ses propres thèmes jusqu’à épuisement, déroutant les esprits cherchant des réponses là où les énigmes sans résolution se multipliaient, perdant un nombreux public à force de répéter, voire de caricaturer sa propre façon de tourner ; contemplatif, autour de personnages en quête de vérité, d’authenticité et de transcendance, errant et pensant en voix off jusqu’à l’ennui (Knight of cups, 2015), singeant presque leur inventeur, malgré des castings exceptionnels. 
Le public ainsi perdu, Malick ne se faisait même plus comprendre lors du bien moins hermétique Song to song (2017), souffrant encore de personnages planant et parlant tout seuls comme des fantômes, à l’excès. 

Mais en 2019, Malick a de nouveau quelque chose à raconter. Ce ne sont plus des pensées vagabondes plus adaptées à des courts-métrages poétiques qu’à des longs, c’est une histoire vraie. 
En 1940, Franz Jägerstätter, un modeste paysan autrichien, généreux chrétien dans un village tranquille, affairé dans ses champs, mari et père aimant, reçoit un ordre de mobilisation au sein de la Wehrmacht. Convaincu plus vite que beaucoup d’autres que suivre Hitler consiste à servir le mal, et donc à commettre le mal, il refuse de répondre à cet appel. 

Toutes les questions morales du dilemme du martyre se posent : refuser au risque de mourir est-il inconscient, vraiment utile ? Ne faudrait-il pas mieux accepter un péché provisoire pour rester vivant et disponible pour sa famille, qui a tant besoin de lui ? Ne ferait-il pas davantage de bien en vivant, plutôt qu’en mourant ? 

 — ATTENTION : le paragraphe suivant révèle l’intrigue et son dénouement du film, ainsi que de celle de Silence de Martin Scorsese (2015), qui sert d’élément de comparaison. Le lire sans avoir vu au préalable les deux films vous gâcherait sans retour possible leur découverte. —

Dans ses réponses, Une vie cachée est l’anti Silence. Scorsese, doté de son bon sens humain, pense qu’il y a bien plus à gagner de rester en vie que de mourir : après le péché, l’homme ne peut-il pas se relever, continuer de faire du bien ? Dieu lui-même préférait porter sur lui le péché de l’apostasie du héros pour le laisser vivre. Dans ce cas, et c'est là que la logique de Silence ne tient pas, comment aurait-Il pu laisser son Fils mourir sur la Croix ? Scorsese, en bonne voie spirituelle par rapport à la grotesque Dernière tentation du Christ (1988), n’en reste pas moins observateur trop terre-à-terre, hermétique à la chose spirituelle, encore incapable d’accéder aux logiques divines. 
Et il n’est pas besoin d’être Dieu pour les comprendre, il faut parfois simplement du temps. 
Le choix de notre paysan autrichien, d’un héroïsme fou et presque révoltant, tant on s’attache à sa vie, tant le spectateur veut le voir vivre, relève d’une logique divine : celle du martyre acceptant de mourir, de voir ce qu’il perd et ce que les autres perdent avec sa mort, et de ne pas voir les fruits que son sacrifice va apporter. « Le sang des martyrs est semence des chrétiens » dit-on. Cette semence, ce bien répandu grâce au sacrifice de ce saint (« seulement » bienheureux pour le moment), n’est pas perçue par ses proches, par sa femme même ; mais celle-ci fait confiance au Seigneur : elle comprendra tout un jour, quand « il n’y aura plus de mystères », dans l’au-delà, phrase reprise dans le film, et dans les titres de — l’extraordinaire — musique de James Newton Howard (qui s’est inspiré de sa meilleure partition écrite jusque-là, celle de The Village, 2004). Mais Malick n’a pas la cruauté de nous laisser dans la même terrible ignorance du bien répandu, en montrant les premiers repentirs des villageois pécheurs, dès le sinistre son de la cloche annonçant la mort de celui qu’ils traitaient de traître, et qu’ils ont tous trahi… 
Malick, plus encore que dans The tree of life, dépasse là son simple rôle de cinéaste. En révélant au monde entier (bien trop peu de monde en fait, il faut montrer ce film autour de vous !) l’histoire de ce héros christique, il contribue à rendre encore plus « utile » le sacrifice de ce dernier. Pendant des mois, les bourreaux allemands de Franz lui disaient « personne ne saura ce que tu fais, à quoi bon ? » ; le paysan autrichien savait, lui, que Dieu sait tout, et le regardait ; il ne savait peut-être pas que désormais, par Malick, sa fidélité incroyable au Christ peut servir d'éblouissant modèle à n’importe quel homme soucieux de loyauté, d’intégrité, et de courage.

— FIN du paragraphe avec révélation d’intrigue. —

En plus de nous offrir l’histoire la plus édifiante, sans doute, de son cinéma, Malick a compris l’importance de son sujet en maîtrisant le rythme, en distribuant avec une finesse incomparable des dialogues tournant parfois en sublimes prières ; il en va de même pour les musiques, et tout cet ensemble tombe en un tempo inspiré, pertinent, et millimétré ; sans parler du casting, mené par deux incroyables talents. 
Plus grand encore est son travail sur les silences de Franz, comparable — notamment pour cela — au Christ, silencieux devant ses faux juges, mais aussi sur les silences de sa femme, souffrant elle aussi le martyre. Son habituelle et caractéristique façon de contempler le ciel, de lever le regard de sa caméra, de montrer les traces de Dieu dans la Création, de tournoyer autour de l’amour, de faire entendre les pensées les plus profondes : tout cet art filmique devenu iconique chez Terrence Malick se perdait en errances interminables dans ses deniers opus, et trouvent ici, tout à coup, toute leur pertinence, tout leur sens, comme si le génie de l’auteur ne s’était construit jusqu’ici que pour parvenir à cet objet cinématographique et spirituel. 

Malick rappelle en quoi le cinéma est un art unique en son genre, et indépassable sans doute, lorsqu’il peut en allier plusieurs à merveille : poésie, photographie, musique, et au-delà de l’art, l’hagiographie méditative.
On ne comprend pas bien, aujourd’hui, à quel point le septième art est en train d’écrire des pages indélébiles de l’histoire de l’art, sans doute parce qu’il nous est trop contemporain, trop fréquent, trop industriel et trop terni par tant de films dispensables. Mais que cela n’enlève rien au mérite (au contraire, même) des longs-métrages dépassant le cadre de leur art ! 
Nul doute que les Oscars ne le récompenseront pas, que le jury s'en lavera les mains comme de neutres Ponce Pilate : Une vie cachée, comme quelques autres avant lui, se hisse dans un autre univers que les — pourtant excellents — concurrents de ce cru 2020. Il est bien trop éblouissant pour que des ennemis de Dieu en parlent autour d’eux. Un film qui pousse le spectateur à prier pour le salut de l’âme du héros, celle d'un homme bien réel rappelons-le, est assurément bien plus qu’un film.
Une Vie cachée, à la façon de La Passion du Christ (2004) ou de Mission (1986), mais même de grands canons de sculpture ou de peinture comme la Pieta ou le Retable d’Issenheim, fait probablement partie de ce cercle fermé de réalisations qui ne sont pas des oeuvres d’art ayant pris des traits de prières, mais des prières ayant pris des traits d’oeuvres d’art. Et, croyez-moi, Malick sait définitivement comment l’on prie — et comment on fait prier — avec une caméra.