La Tisseuse

Film : La Tisseuse (2009)

Réalisateur : Wang Quan An

Acteurs : Yu Nan (Lily), Cheng Zhengwu (Xu Xiao-Guang), Zhao Luhan (Zhao Luhan), Xia Yongquan (Bing Bing)

Durée : 01:37:00


Avec ce dernier film Wang Quan An, dont le Mariage de Tuya avait déjà reçu l'Ours d'or à Berlin en 2007, devient décidément un habitué de la récompense puisque La Tisseuse est désormais inscrit au palmarès du Festival des films du Monde de Montréal en 2009 (Grand prix spécial du Jury) et récolte également le Prix FIPRESCI de la Critique internationale.

Comme on pouvait donc s'y attendre, le film épouse toutes les formes du drame cinématographique : musique souvent inexistante sur de longs gros plans dont le son (postsynchronisé ?) vient hypertrophier le moindre bruit, des sourires qui se disputent la rareté et des personnages éperdument plongés dans leurs pensées, des dialogues entrecoupés de longs silences pour permettre au spectateur de se repaître de la beauté du propos...

« Ce film décrit le monde intérieur des personnages. C'est pourquoi j'aime approcher très lentement la caméra de leur visage pour montrer les changements presque imperceptibles de leurs sentiments. » (Wang Quan An, in Dossier de presse).

Mais il appartient au spectateur de déterminer si cette approche ne nuit pas parfois au réalisme si cher à Wan Qan An : « Le réalisme et la justesse sont très importants pour chacun de mes films, sans pour autant oublier l'esthétique. A mon avis, le réalisme devrait être placé au premier plan dans toute réalisation de film. » (in Dossier de Presse) Pourtant, de toute évidence, bien peu de gens mettent autant de silences entre leurs phrases et la vie ne se déroule pas vraiment au ralenti !

Les mauvaises langues se lasseront bien vite de ce morceau récurrent de chant soviétique du même titre (La tisseuse), mais les amateurs de chorale ne pourront qu'apprécier la justesse de l'interprétation, diégétique ou extra-diégétique selon les besoins. Quoiqu'il en soit, si les silences excluent la musique, le reste de la bande son marie en revanche de nombreux instruments.

Tous ces éléments tissent un film au destin imprécis, tant le public déserte habituellement le style, préférant les sièges de l'entertainement à ceux de la cinéphilie. A la frontière du cinéma d'essai et malgré un tournage particulièrement court (42 jours seulement !), Wang Quan An sait en effet prendre des risques qui finissent par payer. En témoigne la discussion entre Lily et son premier amour, dont une partie est filmée en plan large à l'extérieur du restaurant, conférant ainsi au point de vue une subjectivité inattendue.

Le rôle de l'ouvrière colle à Yu Nan, vraie vedette du film, comme une deuxième peau, ce qui n'a sans doute pas été facile : « Les personnages du film sont des gens très simples, que je pourrais rencontrer tous les jours. Ils vivent comme moi, pourraient passer tout près de moi. Mais je ne connais pas leur vie et ne cherche pas non plus à la connaître. Alors pour comprendre mon personnage j'ai dû subitement y entrer très profondément. C'est ainsi que j'ai été très souvent secouée par beaucoup de choses. Ce sont des choses normales pour eux, mais au début très étonnantes pour moi. J'en éprouve de la curiosité, de l'émotion et de la tristesse. Pour eux, ce n'est que la vie. Rien que pour cela, j'ai grandi pendant le tournage. Ce film m'a fait découvrir des facettes de la vie que j'ignorais. » (Yu nan, in Dossier de presse).

Habituée de Wang Quan An avec lequel elle a déjà fait trois films (Éclipse de lune, The story of Ermei et Le mariage de Tuya), Yu Nan oscille ainsi entre cinéma occidental (Fureur, de Karim Dridi, et Speed Racer, des frères Wachowski) et cinéma chinois pour le plus grand plaisir de ses admirateurs.

La Tisseuse est avant tout une réflexion sur la mort, qui sort momentanément le spectateur de sa logique de consommateur écervelé. Wang Quan An explique : « On ne se pose pas souvent la question : pourquoi est-ce que je vis ainsi ? Mais, devant l'imminence de la mort, on est obligé de s'interroger. On se demande par exemple si on a vécu comme on l'avait espéré. Lorsque tout va bien, on tombe facilement dans la routine du quotidien. On pense que la vie est longue et que la fin est encore loin, ce n'est pas vrai. » (Dossier de presse)

Lily va mourir. Elle le sait, repasse sa vie en mémoire et ce qui va l'accrocher tout particulièrement, c'est le souvenir de son premier amour, qu'elle n'a pas épousé pour satisfaire ses parents. Elle part le retrouver non pour lui sauter dessus comme on aurait pu l'attendre dans un film occidental, mais pour régler avec lui les derniers détails de sa vie (« pourquoi n'as-tu pas répondu à mes lettres ? », « pourquoi ne les as-tu jamais reçues ? ») avant de mourir en paix. Or on réalise à quel point chacun des deux amants était resté présent dans la vie de l'autre malgré la morsure des années : le fils de Lily fait de la musique comme lui, et la fille de celui qu'elle aime fait du chant comme elle.

Ils iront voir la mer ensemble, comme il le lui avait promis de nombreuses années plus tôt, parce qu'elle n'a jamais vu la mer...

Le deuxième thème abordé par le film est incontestablement la condition ouvrière. Travail pénible, mal payé et précaire, habitation miteuse et locomotion exclusivement en vélo, Wang Quan An annonce la couleur : « en réalité, la vie des ouvrières de tissage est pire que celle décrite dans le film. » (Dossier de presse). Le communisme a raté son objectif, malgré les chants de la chorale de l'usine, malgré la solidarité manifeste entre les ouvriers, il n'y a plus que misère là où se bousculaient auparavant « des dizaines de milliers d'ouvrières, heureuses et fières. » (Wang Quan An, in Dossier de presse).

Cette condition pénible pousse les ouvrières à chercher des revenus dans des activités que nul mieux que la misère ne sait fomenter : le marché du sexe. Bien que montrées de façon extrêmement pudique, les danses que celles-ci doivent exécuter avec leurs clients, bien loin d'exciter, donnent la nausée : « Les ouvrières étaient obligées d'arrondir leurs fins de mois en allant danser avec des clients de dancings bien glauques. Je me suis rendu dans ces endroits et j'y ai vu des milliers d'ouvrières au chômage s'entasser dans ces salles lugubres. Ce spectacle m'avait beaucoup secoué. » (Wang Quan An, in Dossier de presse).

La déliquescence matérielle engendrant bien souvent la déchéance psychologique Lily, désespérée par un quotidien qu'elle ne supporte plus, va faire plusieurs tentatives de suicide pourtant peu excusables puisque si le contexte est effectivement très difficile, l'amour de son fils et de son mari sont bien réels. Son mari va saigner son portefeuille pour lui payer des soins, la laisse partir en voyage et encourage l'amour de son fils pour sa femme. Effacé mais présent, il est jusqu'aux derniers moments de Lily un soutien véritable qui inspire le respect.

Bien qu'universaux, tous ces thèmes sont abordés d'un point de vue marqué par la culture chinoise : « Mourir est le plus grand problème auquel chacun doit faire face. Dans la Chine d'aujourd'hui, où la religion n'est plus très répandue, personne ne nous explique comment on doit vivre cette expérience. Les Chinois souffrent donc plus que les autres à ce sujet. » dénonce Wang Qan An, qui déplore également que la Chine fasse les frais d'une auto-flagellation que la France ne connaît que trop bien : « Notre culture est basée sur l'autocritique. Nous croyons que l'autocritique est une pensée profonde alors qu'elle n'est que le résultat de notre manque de confiance séculaire. Cela fait trop longtemps que nous nous faisons des reproches. Mais heureusement, les choses évoluent et sont en train de changer » (in Dossier de presse).

La Tisseuse est donc un film qui braque la caméra sur son époque, fut-elle grise, parfois noire...

Raphaël Jodeau