La vengeance dans la peau

Film : La vengeance dans la peau (2007)

Réalisateur : Paul Greengrass

Acteurs : Matt Damon (Jason Bourne/David Webb), Julia Stiles (Nicky), David Strathairn (Noah Vosen), Joan Allen (Pamela Landy)… (1h 56) 

Durée : 01:56:00




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La boucle est bouclée ! Dernier volet de la trilogie Bourne, La vengeance dans la peau partage avec ses prédécesseurs de nombreux points communs. Tout d’abord ils sont tirés d’une même veine : les livres de Robert Ludlum, chefs d’œuvre du roman d’espionnage, si documentés et précis que la CIA a cru que l’auteur bénéficiait des services d’une taupe au sein du département des Opérations spéciales… Les trois films se succèdent de façon logique et indissociable (d’où la nécessité d’avoir visionné tous les épisodes dans l’ordre…). La mémoire dans la peau répond à la
question : qui est Jason Bourne ?
La mort dans la peau c’est : pourquoi est-il traqué, qu’a t-il fait ? Et enfin La vengeance dans la peau c’est : comment cet homme traqué est-il devenu Jason Bourne, qui se cache derrière cette identité créée de toutes pièces ? Indice particulièrement révélateur de cet enchaînement des trois films : >La vengeance dans la peau
commence là où s’est clôturé le second épisode, et son dénouement aquatique renoue le fil avec la découverte du corps inanimé de Jason Bourne, en ouverture de La mémoire dans la peau. À propos de cette construction scénaristique inhabituelle, Paul Greengrass, réalisateur des deux derniers volets de la série, déclare ne faire que « suivre la
voie tracée par Doug Liman
[réalisateur du premier film]… » (in Studio, septembre 2007).

Paul Greengrass renouvelle avec brio le film d’espionnage, en renouant avec le style documentaire qu’il avait inauguré dans La mort dans la peau (2004) et peaufiné dans
font> Vol 93 (2006). La patte de ce réalisateur hors normes dans la galaxie hollywoodienne est reconnaissable dans son parti pris, consistant à faire participer le spectateur, à l’immerger de façon réaliste dans l’action. À l’origine, un scénario basique, évolutif, et une « recherche permanente » au cours du tournage, pour créer un style artisanal, une impression de mouvement perpétuel et de liberté d’action (à la fois sur le plateau, lors
de la direction des acteurs et des techniciens, et dans la retranscription à l’écran, par la diversité des lieux visités, un rythme soutenu et un montage saccadé…). Le réalisateur a pensé le montage dès l’écriture du film, le faisant évoluer au besoin pendant le tournage de façon à ce que «
chaque partie nourrit et se nourrit de l’autre… ». Le résultat est édifiant, et marque à coup sûr une étape-clé dans le film d’espionnage : la caméra à l’épaule, couplée à un montage nerveux, plonge le spectateur dans une action hyperréaliste, frénétique, distillant une impression de confusion, d’incertitude (le regard est attiré par des détails furtifs, flous ou au contraire mis en avant par des zooms soudains…), et provoquant un
sentiment d’étouffement et de paranoïa, de perte de contrôle – accroissant d’autant le suspense et l’intérêt du spectateur. Trois moments dans le film constituent autant de séquences-types de ce style alerte : une filature en gare de Londres, une traque à Tanger, une course-poursuite finale à New York (qui rappelle celle de Moscou dans le second opus de la trilogie). De façon simultanée, les plans montrant l’effervescence qui agite les centres d’impulsion et de décision fonctionnent selon le même mode opératoire : un montage stressant et une atmosphère tendue à l’extrême.

La vengeance dans la peau ne serait qu’un bon film d’espionnage si la présence et la prestation de Matt Damon n’ajoutait encore au
réalisme et à la réussite de l’œuvre. Acteur discret, passe-partout, qui se décrit volontiers comme « ennuyeux », il campe une machine à tuer équivoque, aussi violent et implacable que fragile et vulnérable. Toutefois il prend de l’assurance dans ce dernier épisode, celui des révélations finales et des derniers affrontements avant un nouveau départ.

Dimension très intéressante dans le film d’espionnage, la saga Bourne a introduit dans cet univers trop « James-bondien » la notion de doute et de culpabilité. La perte de mémoire de Jason Bourne, réduisant à néant des années de conditionnement, place notre antihéros devant une question insoluble : quelles causes ont servi ses talents de tueur ? De quel côté est-il ? Comment le savoir alors même que, pour sauver des vies, il en détruit d’autres ?... C’est donc un être moralement brisé,
ambigu, qui clôt ici un « parcours intérieur », avec son lot de noirceur et d’héroïsme (Bourne sauve la vie de son contact Nicky, qui ne lui est pas indispensable).

Bourne n’est en fait qu’une métaphore : celle du monde actuel, déchiré entre des principes démocratiques (liberté individuelle…) et l’usage de moyens diamétralement opposés à ces règles pour les protéger. La perte de repères dont souffre Jason Bourne n’est pas anodine : ayant oublié son passé, il navigue à vue, cherchant des solutions ponctuelles à des problèmes de fond (la quête de la vérité, la recherche d’un sens à sa vie mouvementée, la distinction bien/mal). La comparaison avec le monde actuel (et avec l’Amérique post-11 septembre) est facile mais nécessaire : le réalisateur lui même explique le succès de la saga en ce qu’elle colle à l’actualité. La vengeance dans la peau
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est une parabole sur la fragilité d’un ordre mondial écrasant, dominé par la paranoïa (terrorisme, éclatement des frontières, systèmes d’écoutes et d’information planétaires), qui enfreint ses propres conventions pour « protéger » les entités qui le composent (ou qui le dirigent), à la manière d’un Léviathan tentaculaire et omnipotent, tiraillé entre la violence, la noirceur, et paradoxalement un sentiment de vulnérabilité qui découle de l’abandon généralisé de normes universelles.

*Citations tirées des notes de production et de Studio, interview de Paul Greengrass, septembre 2007.

Stéphane JOURDAIN


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