L'Agence

Film : L'Agence (2011)

Réalisateur : George Nolfi

Acteurs : Matt Damon (David Norris), Emily Blunt (Elise Sellas), Michael Kelly (Charlie Traynor), Anthony Mackie (Harry Mitchell), Terence Stamp (Thompson), John Slattery (Richardson) .

Durée : 01:47:00


Un film bien réalisé qui soulève la question du destin et de la puissance de l'amour, cohérent en apparence mais bourré de bizarreries intellectuelles.

L'Agence est à la croisée des chemins. Entre film de science-fiction, romance, film d'action et réflexions philosophiques poussées, ce film est d'une grande richesse scénaristique.

«J’étais très intéressé par l’approche de George : quel contrôle avons-nous sur nos vies ? J’aimais aussi beaucoup le mélange de genres : thriller, film d’action et grande histoire d’amour, et la crise de doutes que traverse le protagoniste : la remise en question de ses convictions et de ses croyances. Ça, jumelé à un film d’action où le héros fait la course contre son propre sort : voilà qui était très prometteur.» (Chris Moore, producteur, in Dossier
de presse
) Cette profondeur de questionnement décontenancera les personnes habituées à débrancher leur cortex cérébral sitôt l'extinction des lumières. On peut même dire qu'il ne comprendront pas grand-chose. Même si les questions existentielles sont plus abordables que dans un film comme Matrix, il faut au spectateur une certaine culture pour en apprécier les rondeurs. On peut y distinguer en effet de multiples pans de diverses religions, montrant ainsi les tourments intellectuels dans lesquels Philip K. Dick, auteur du livre qui servit de base au film (The Adjustment Team, 1954), était empêtré. Sa fille, Isa Dick Hacket, productrice du film, partage cet avis : « L’Agence est la représentation de toutes les interprétations que les gens peuvent avoir pour expliquer l’inexplicable, les forces extérieures qui gouvernent
nos choix. Ramener à son essence, L’Agence fait écho à un certain nombre de grands systèmes de croyance, religieux ou non.»


La question principale est celle du destin. Le destin des hommes serait décidé par le « Patron, » puis écrit dans des livres animés détenus par des « anges, » chargées de veiller au bon déroulement du « Plan. » On ne peut s'empêcher de penser aux doctrines luthérienne et calviniste, admettant la prédestination. Dans un tel système, la place du libre-arbitre est celle d'un servage, assujetti aux voies de
Dieu.

Un parti pris d'auto-flagellation fort peu original est saisi, dénonçant la folie humaine. « L’idée qui se cache derrière L’Agence, c’est que les hommes ont besoin d’un peu de conseils, d’accompagnement pour empêcher qu’ils ne se détruisent, tous seuls ou entre eux.» En fait ça va plus loin que ça. Essayons de l'expliquer sans rire. Selon la thèse du film, L'Agence a laissé faire l'homme, ce qui a donné les ténèbres (comprendre probablement le Moyen Âge), puis elle a repris les choses en main et a donné à l'homme la Renaissance, puis les Lumières etc. Une fois ce cadeau du ciel réalisé,
elle a de nouveau laissé l'homme maître de son destin, ce qui a conduit aux guerres mondiales. On sent au travers de cette approche handicapée de l'Histoire toute l'influence marxiste dont ce pauvre Philip K. Dick s'est abreuvé, entre deux drogues bien dures.

Dans la perspective dickienne, les voies du Patron sont d'ailleurs terriblement impénétrables : David et Élise auraient dû plusieurs fois être faits l'un pour l'autre l'autre, mais plusieurs changements successifs du plan par le Patron auraient fini par les déterminer à ne plus se revoir. Ce serait la cause de cet irrésistible attirance entre les deux tourtereaux.

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C'est le deuxième thème principal. Pour l'actrice Emilie Blunt : « Il y avait tellement de nuances à jouer, les dialogues étaient brillants, la connexion qui se crée entre elle et David, et la façon dont ils tombent amoureux ne sont jamais forcées. Leur rencontre est inhabituelle. Leur coup de foudre a lieu sur fond de lavabos et de toilettes, et repose sur l’idée qu’on ne choisit pas de tomber amoureux, ni les circonstances dans lesquelles cela arrive. » Un peu plus et elle y croirait, à son film ! Que l'attirance existe, c'est évident, qu'elle annihile la volonté, c'est on ne peut plus suspect, mais qu'elle soit décidée par un plan divin, voilà qui reste à démontrer. Bref.
Pour le film l'amour est fort, jaillissant, éblouissant, obsédant, inextinguible, haletant, inopiné et, d'une certaine façon, prédestiné, puisqu'il avait été prévu plusieurs fois.

Il est d'ailleurs intéressant de constater qu'à côté du « Sort, » voulu par le Patron, existe un « Hasard » sur lequel celui-ci n'a aucun prise. Mouais. Bon. A défaut de cohérence, cette conception de l'intelligence divine aura le mérite de l'originalité.


Mais le film fait volte-face en défendant une position au contraire valorisante pour le libre-arbitre. David va s'obstiner à aller contre le plan divin, sorte de révolte contre la dictature suprême, à un tel point que le Très-Haut va accepter de changer ses plans pour les laisser tranquilles, les libérant in extremis des griffes d'un ange particulièrement motivé. Ce libre-arbitre sera soutenu techniquement par l'activité que pratique Élise : la danse. Comme l'explique le réalisateur dans son dossier de presse : «La danse peut même être considérée comme l’expression la plus pure du libre-arbitre. Mais elle peut aussi être soumise à une chorégraphie et à un entraînement drastique, où le libre-arbitre disparaît. Ces notions permettent de faire d'É
lise un personnage complexe.»

Le libre-arbitre supposant l'existence d'un choix, il est précisé par un ange que David et Élise pourraient vivre ensemble, mais que cela entraînerait l'échec de leurs deux brillantes carrières. Il est alors curieux de constater que le bien de chacun est réduit à leur activité professionnelle. Isa Dick Hackett essaie de défendre le morceau : « Un politicien permet d’inclure une dimension supplémentaire, d’en faire un personnage dont les choix affectent les autres. S’il décide de suivre le chemin qui lui a été tracé, il sera à même de réaliser de grandes choses dont des milliers de gens pourront bénéficier. Ces considérations pèsent
lourd dans la balance, au détriment de son propre bonheur et de ce qui serait le plus salutaire pour lui en tant qu’individu. » Peut-être le travail de David aidera-t-il des milliers de gens, mais celui d'Élise ? Cette thèse n'est vraiment qu'à moitié défendable...


D'un point de vue s'attachant à l'essence de la structure « angélique, » quelques réflexions philosophiques permettront d'en voir les aberrations.

Avant tout saluons les efforts techniques
réalisés pour crédibiliser L'Agence. Les locaux d'abord : « Si l’on pense à l’histoire de l’architecture, des temples grecs au Vatican, ou à d’autres importantes constructions dans lesquelles l’homme se sent tout petit, elles sont toutes la représentation d’un pouvoir supérieur, » et les individus ensuite, jusqu'au choix des couleurs : « Avec le réalisateur, ils réfléchirent au moyen d’introduire une référence au «pouvoir d’en haut» et à la hiérarchie très codifiée qui régit leur institution : nous nous demandions quelle couleur le suggérerait le mieux. Le vert s’est imposé instinctivement, et s’insinue dans tous les costumes. » (Walika Maimone, chef-costumière).

Dans l'histoire, Dieu contrôlerait le pouvoir des anges grâce à deux éléments : l'eau, qui empêche les anges d'être omniscients, et les... chapeaux (!), sans lesquels il est impossible de se déplacer avec vélocité dans l'espace. Mis à part le côté quelque peu ridicule de la chose, cela signifierait surtout que les anges seraient frustrés dans leurs potentialités. Plutôt que de souhaiter que ses créatures exploitent au maximum les capacités qu'il a souhaité leur donner, Dieu les briderait au contraire, créant de ce fait un sentiment d'asservissement bien contraire à la logique d'un dieu bon. Par ailleurs l'ambiance d'administration qui prévaut dans la structure angélique augurerait, s'il en était ainsi, bien des
tracas. « Ils sont l’expression d’un pouvoir supérieur. Ils nous mettent sur la trajectoire que nous sommes supposés suivre et qui entre dans l’élaboration du grand dessein universel. Mais pour eux, c’est un boulot comme un autre. Ils pourraient tout autant travailler au Trésor Public.» (George Nolfi).

Serait-il possible d'être mis par erreur en enfer ou au paradis ? Autant de raison de devenir ou de rester athée !