Libero

Film : Libero (2006)

Réalisateur : Kim Rossi Stuart

Acteurs : Alessandro Morace (Tommi), Marta Nobili (Viola), Kim Rossi Stuart (Renato), Barbora Bobulova (Stefania)

Durée : 01:48:00


Le point de vue du cinéphile, par Raphaël Jodeau

Libero est, à ce jour, le seul film de l'acteur italien Kim Rossi Stuart. Il n'est donc pas étonnant que cette œuvre soit très personnelle, puisqu'il y cumule les postes de réalisateur, d'acteur mais aussi de scénariste. Comme on pouvait s'y attendre, la réalisation est donc extrêmement léchée et réfléchie, même si d'aucuns pensent souvent à tort que le cinéma réaliste n'exige que peu de travail.

Car il s'agit d'un film résolument ancré dans le néoréalisme, un courant né de l'effondrement du cinéma italien après la Seconde Guerre mondiale et qui influencera considérablement la Nouvelle vague française. Ce genre cinématographique est d'autant plus intéressant qu'il n'est, à ses débuts, qu'une parfaite construction de la critique cinématographique, puisqu'aucun réalisateur (Rosselini y compris) n'a revendiqué son appartenance à cette mouvance.

Or, aussi lointain qu'il puisse paraître, le contexte d'après-guerre qui donna naissance au néoréalisme appelle deux remarques qui éclaireront utilement une bonne compréhension de Libero.

La première est idéologique. Le néoréalisme est une réaction au cinéma fasciste qui montrait un univers idéal, archétypal, dans lequel la famille était glorifiée et la nation exaltée. Le cinéma fasciste ne se concevait que comme une réalité augmentée. Il fallait à tout prix pousser les hommes et les femmes à se dépasser pour devenir meilleur, pour mieux servir la Nation. Fidèle à ses racines, le film Libero fait donc exactement l'inverse. Il montre une famille torturée au travers du regard extrêmement lucide d'un petit garçon désenchanté, que sa préadolescence introduit dans le monde des désillusions. Est-on condamné à choisir entre le fascisme ou la dépression ? Y a-t-il un juste milieu ? Cette question éminemment éthique méritera d'être approfondie plus loin.

La deuxième est simplement technique. Souvent, les films personnels ont un petit budget. Cela s'explique par le fait que le cinéaste souhaite garder le plus de contrôle possible sur son œuvre pour ne pas la laisser saccager comme il se fait souvent à Hollywood, où les scénaristes se succèdent dans la réécriture du scénario original, dont la version finale s'éloigne alors considérablement.

De ce fait, né dans la pauvreté, le néoréalisme se marie excellemment bien avec les petits budgets. On se souvient des conditions de tournage extrêmement pauvres que connut Rosselini pour la réalisation du premier volet de sa trilogie Rome ville ouverte, en 1945.

En se réappropriant le néoréalisme, Kim Rossi Stuart se ménage donc une très grande marge de manœuvre et garde la main sur la conception du film. On retrouve en effet dans Libero tout ce qui caractérise ce courant : la simplicité extrême de l'intrigue et, donc, du scénario ; la rusticité du montage, la description brutale et directe de la réalité ; la peinture de la misère sociale... Après tout Rosselini n'avait-il pas fait ses débuts à l'école documentaire ?

La proximité de ce cinéma avec le cinéma expérimental, l'influence qu'il eut sur la Nouvelle vague française expliquent très certainement l'engouement généralisé de la critique et, plus largement, du monde du cinéma pour ce film. En 2006 le festival de Cannes se prit d'affection pour ce nouveau-né (il fut nominé trois fois et remporta le prix « Art et essai ») et le Festival du Film Italien de Villerupt lui attribua le prix Amilcar de la presse. Télérama, habitué à courir après les chouchous aussi rapidement qu'un poisson dans le courant, l'inscrivit dans sa sélection en 2007.

Il est par ailleurs de tradition qu'en digne fille des Lumières, la France moderne adoube sans sourciller ce que ses élites lui désignent. Il n'en fallait donc pas plus pour que les organismes divers et variés, en particulier d'éducation à l'image, s'enflamment pour cette œuvre, y retrouvant la marque d'un courant aujourd'hui en voie de disparition, écrasé par la vague d'entertainment du cinéma d'abord américain puis généralisé. Il n'est pas rare d'entendre un enseignant choisir ce film en invoquant, la main sur le cœur, le devoir de résistance d'un cinéma intelligent face à la déferlante écervelée du divertissement à tout prix.

Il reste qu'indépendamment de ce parti pris artistique, les acteurs de Libero sont si remarquables qu'ils contribuent à rendre l’œuvre très attachante. Kim Rossi Stuart est époustouflant de vérité, le petit Alessandro Morace (dont c'est le seul film) absolument attendrissant, la jolie Barbora Bobulova (slovaque de nationalité) très sincère dans son rôle de mère-enfant déconnectée des réalités, et Marta Nobili (dont c'est aussi le seul film à son actif) parfaite dans son rôle de sœur déséquilibrée irritante. Il ne faut pas se méprendre. C'est tout un travail d'avoir l'air vrai !...

Le point de vue du technicien, par Philippe Souchon et Jean Jodeau

Le film se positionne donc clairement dans un style réaliste. Le cinéma italien avait déjà évolué après la Seconde Guerre mondiale vers un cinéma témoin de la réalité sociale, ce que la critique avait appelé l’école italienne puis le néoréalisme italien.

Ici, on peut parler d’un parti pris réaliste à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, l’austérité de la photographie vient accentuer la précarité et la souffrance des personnages, ou plus simplement la banalité de leur vie. Ainsi, dès la première scène du film, le spectateur est d’emblée confronté à ce réalisme : filmée au classique 35mm, la chambre des enfants baigne dans la lumière naturelle d’un matin pluvieux, sans chercher à gérer le contre-jour. On distingue mal les corps et les visages, il y a du « bruit » sur l’image. Il n’y a aucune volonté d’embellir celle-ci, et par voie de conséquence, le quotidien de cette famille. Plus exactement, l’image est travaillée pour suggérer le réalisme (couleurs désaturées, grain, lumière naturelle…) mais demeure agréable grâce au soin des contrastes et au cadrage précis.

L’austérité ne signifiant pas caméra amateur ou mauvais documentaire, on note que les plans du film utilisent la grammaire cinématographique de base. Le cinéaste alterne les plans en caméra épaule, les plans fixes sur pied, les panoramiques, les travellings sur rail … Mais tous ces plans sont simples, voire simplistes, comme on peut s’y attendre dans le cinéma dit « réaliste ». La caméra est donc essentiellement descriptive, ce qui permet d’orienter l’attention du spectateur sur la mise en scène et le jeu d’acteur. Plus que la beauté, c’est l’efficacité du plan qui est visée.

La mise en scène répond à la même recherche de simplicité. Le langage employé demeure donc très basique. Le film portant avant tout sur les relations entre les personnages, les champs/contre-champs sont nombreux et favorisés par rapport aux plans larges montrant plus de deux personnages. La position de la caméra est également soigneusement choisie pour signifier au spectateur que le point de vue principal est celui de Tommi. La caméra est en effet majoritairement à son niveau, et les personnages adultes sont généralement filmés en contre-plongée. Néanmoins, ce n’est pas un point de vue absolu, ce qui laisse penser que le père est le deuxième personnage principal. Par exemple, le plan où la famille est en voiture est fixé sur les deux parents pendant toute leur discussion. Si le point de vue de l’enfant était absolu on aurait eu une caméra placée à l’arrière du véhicule montrant les parents de dos.

Au niveau du placement de l’intrigue, on trouve une forte unité de lieu dans l’appartement de Renato, les séquences à l’extérieur n’étant que des accessoires qui viendront impacter la vie de famille à l’intérieur. Cette concentration de l’action est l’expression d’une mise en scène intimiste et renforce l’idée de routine.

Le jeu des acteurs correspond lui aussi à cette approche. Les dialogues et les répliques sont courts et le vocabulaire est populaire, voire très grossier (sauf dans la famille aisée). Chaque acteur a son registre et sa gamme d’émotions. Si les pleurs de la mère, les colères du père ou l’insouciance de la sœur sont bien joués, c’est surtout le jeu des regards de Tommi qui est remarquable. Il parvient à transmettre beaucoup de sentiments avec des attitudes subtiles et troublantes de vérité. Notons, en passant, que le doublage français, médiocre, altère l'authenticité de certains dialogues.

Le scénario est également d’une grande simplicité. Très linéaire, il se découpe en trois phases bien distinctes : la présentation de la famille et de ses difficultés, le retour de la mère, le départ de la mère. À l’intérieur, des séquences viennent mettre en exergue les problématiques principales : la découverte d’une famille stable, l’autoritarisme du père sur le fils, la relation frère/sœur déséquilibrée, la fragilité de la mère, etc. Le découpage est ainsi très simplifié au profit des idées et des émotions à transmettre.

Enfin, la musique du compositeur Banda Osiris, peu originale et variée, ne pourrait véritablement exister pour elle-même, tant elle est affectée aux séquences qu’elle soutient. On l’entendra donc essentiellement dans les moments de solitude et d’évasion de Tommi. Sa tonalité est d’ailleurs plutôt enjouée comme pour signifier la sérénité ou l'insouciance des instants vécus par l'enfant.

Le point de vue de l'éducateur, par Véronique d'André, Anne d'André, et Raphaël Jodeau

Une vision très fine et très réaliste des personnages et des situations, un jeu d’acteurs convaincant et une immersion totale dans un quotidien écorché, nous plongent au cœur de cette famille, de cette cuisine, où se joue une grande partie de leur modeste vie.

« Libero. » Ce titre polysémique en dit long sur les intentions du film : être libre bien sûr, libre de choisir sa vie et son avenir, libre d’aimer qui on veut, libre de s’évader d’une famille qui part en vrille… et de rentrer dans son giron parce qu’on l’aime malgré toutes les difficultés. Le titre fait aussi référence aux derniers mots du film « anche libero va bene » (titre original) : c’est la scène où le père accepte le choix sportif de son fils qui, comme l'explique le réalisateur dans le dossier de presse du festival de Cannes, « tente de dépasser ses difficultés émotives et familiales] en se construisant des outils appropriés, aussi bien de défense que d’attaque, pour ne pas se laisser écraser par les événements. »

C’est le cœur du film, son intérêt et son sens : la famille en déliquescence ne tiendra qu’au prix de sacrifices et de concessions, et chacun participe. On assiste à l’évolution d’un tout jeune ado, plongé dans un univers chaotique (une mère instable, un père débordé et désespéré, une sœur impudique et incestueuse) il cherche à le fuir puis mûrit et décide d’assumer son rôle pour le bien commun de la famille. L’ado est devenu un homme. De ce point de vue, le film trace un chemin pour de nombreux adolescents qui pourront apprendre que leur famille, malgré tous ses défauts douloureux, mérite qu'on se batte pour elle.

Si le petit garçon devient un homme en si peu de temps, c’est parce que son père lui fait partager tous les problèmes qu’il rencontre, lui fait prendre part à la décision d’accepter ou de chasser sa mère en pleurs, l’entraîne avec lui et ne le préserve de rien.

Il s'agit ici d'un parti pris éducatif qui n'échappe à personne. Renato décide de ne rien épargner à son fils et se justifie dans le film : « Tommy je te parle comme ça parce que t'es grand. Ces choses là, tu les comprends, tu les connais. » Pour le réalisateur s'exprimant dans son dossier de presse du Festival de Cannes, il s'agit clairement d'une période difficile, la préadolescence, durant laquelle l'enfant s'échappe de sa chrysalide pour devenir un homme.

Le réalisme de la pellicule rejoint alors celui de la diégèse. On montre tout au spectateur (du père qui repasse nu et traite sa femme de « pute » aux fantasmes (réalisés !) incestueux de la grande sœur), mais on montre également tout à Tommi, du fait que le film adopte en fait le point de vue du jeune garçon (jusqu'à devenir, ultimement, caméra subjective dans ce passage remarquablement bien fait de la compétition de natation). Puisque, par la magie de l'identification, le spectateur devient le jeune garçon, il en épouse les regards et les gestes et, finalement, vit cette réalité cruelle que présente le film.

Car, en effet, que montre le film ?

Que la famille est décomposée, que Tommi est menteur (cf. l'épisode des saucisses), que sa sœur veut être caressée par lui, que le père s'exprime continuellement dans un langage ordurier (sa femme est une « pute, » son débiteur peut aller se faire « enculer » ; il sort Tommi en lui hurlant « sors d'ici fils de pute, va te faire foutre » etc.), que la mère raconte à ses enfants de manière particulièrement crue son accouchement... Une telle proximité avec la salissure pose inévitablement la question du bénéfice que le spectateur peut tirer de Libero.

Autant une œuvre d'art est particulièrement édifiante quand elle confine à la beauté et l'épanouissement, autant elle revêt un caractère éminemment dangereux quand elle met en contact avec le mal moral !

Non qu'il soit impossible d'en tirer un bénéfice ou qu'il soit inéluctable de devenir mauvais au contact de mauvaises choses, mais tirer le meilleur de situations détestables implique une distanciation qui suppose à son tour une grande maturité douée d'une grande force morale. Pris dans le tourbillon de ses hormones, comment un adolescent vivra-t-il par exemple le passage de Tommi enfermé dans le noir avec deux filles nues alanguies qui lui commandent de les caresser ?

Libero montre par ailleurs l'image d'une famille délabrée dont l'unité, réelle (puisqu'à la fin Tommi ne part pas au ski pour rester aux côtés de son père) ne se devine qu'au milieu des ruines. Les rôles fondamentaux parce que structurants des parents sont ici mis à mal. Alors que pour l'enfant la femme est d'abord une mère, et l'homme un père, pour Tommi les identités s'inversent.

Quand Renato parle à son fils de sa mère qui a le « feu au cul, » qu'il la traite de « salope », cette mère se sexualise. Elle devient encore moins qu'une femme banale, elle est une catin. La maternité s'en trouve désacralisée dans une société où, plus que jamais, elle devrait être au contraire réhabilitée !

Et lorsqu'il se promène les fesses à l'air, qu'il hurle, qu'il maltraite sa femme, qu'il pleure ou qu'il insulte, peut-on nier que Renato foule aux pieds la dignité qui devrait être celle de tous les pères ? La paternité n'est-elle pas, elle aussi, désacralisée ?

Trouver au milieu de ces décombres morales l'image d'une famille unie suppose donc, on l'a dit, une grande maturité. Si c'est possible pour des adultes, cela semble tout à fait compromis pour des adolescents en construction même s'il y aurait, contre cette vision que nous défendons, mille objections diversement pertinentes.

On pourrait ainsi souligner que les adolescents en voient d'autres, et qu'ils ne sauraient donc être blessés par de telles images. À ce compte là, les enfants témoins des sanglantes fusillades qui ont eu lieu dans des écoles américaines pourraient alors regarder sans scrupules des films d'horreur sous prétexte qu'ils ont vu pire ?

On pourrait également prétendre se servir de Libero pour éduquer les jeunes et les guider (« éducation » ne signifie-t-il pas étymologiquement « conduire » ?) dans leur réflexion sur les raisons du délabrement familial.

Ce sophisme est courant. Dans le cadre de leurs missions, les équipes de L'écran sont confrontées à des jeunes qui pensent s'endurcir en regardant des films d'horreur. Résultat : ils sont incapables d'aller chercher du bois la nuit au fond de leur jardin tellement leur imagination les travaille ! Ils voulaient devenir des guerriers ? Ils se sont fragilisés. Ne commet-on pas la même erreur en les confrontant trop tôt à la misère humaine ? Combien de jeunes avons-nous entendus qui ne se mettent en couple que dans un climat de méfiance ou d'inquiétude, entretenu par la « culture » !

Il est, aujourd'hui encore, quelques rares familles aujourd'hui dites « protégées » mais hier « normales, » dans lesquelles les parents instaurent à force de patience un climat de respect, de pudeur, de compréhension mutuelle et de délicatesse. Dans ces familles, on élève les enfants en les mettant en contact avec le beau, le bien et le vrai. Et puisque Collège au cinéma, consacré par l'Éducation Nationale, a décidé de programmer Libero pour un jeune public, osons la question : « faut-il que l'école vienne anéantir ce travail patient sous prétexte que quelques camarades « ont vu pire » ? »

Faut-il pour autant prétendre qu'il ne saurait y avoir d’œuvre édifiante que dans la présentation d'un monde - d'une famille en l'occurrence – idéalisé ?

Certainement pas. Comme l'explique Aristote, la finalité de l'art, sous peine de devoir écarter d'un revers de la main un pan gigantesque de l'histoire de l'art, n'est pas de montrer des modèles, mais de rendre l'homme meilleur. Rendre l'homme meilleur peut bien sûr passer par l'exposition de situations nobles et belles, mais réduire l'art à cela serait une grave erreur. Il faudrait, comme ce fut le cas jadis, brûler une grande partie des livres, tableaux, films etc. qui constituent notre patrimoine. Il faudrait clouer Mauriac au pilori, incendier Bernanos, renier Racine !

Pour autant, particulièrement dans une optique d'éducation, montrer tous les vices et les travers des hommes d'une manière sèche, impudique et brutale, sans explications ni porte de sortie serait moins que vain : ce serait pervers. Il ne faut pas craindre d'affirmer cela, car c'est toute l'histoire de l'art qui défend ce point de vue, malgré le retournement vertigineux qui eut lieu au XXème siècle, où l'on prétendit redéfinir ce qui aujourd'hui plonge les foules en dépression sociale.

Libero doit donc être réservé à un public averti, qui pourra lui aussi se tourner vers des œuvres plus riches. Sur le thème du passage de l'enfance au monde adulte, il sera par exemple très utile de comparer Libero et To kill a Mockingbird. Sur le thème des relations de couple (par exemple sur le thème du pardon), nous ne saurions que trop vous conseiller le Parcours vie de couple sur le site de L'écran.

Au lieu de se dire qu'il y a pire, demandons-nous ce qu'il y a de meilleur...