Mémoires de nos pères

Film : Mémoires de nos pères (2006)

Réalisateur : Clint Eastwood

Acteurs : Ryan Philippe (John « Doc » Bradley), Adam Beach (Ira Hayes), Jesse Bradford ( Rene Gagnon), Neal McDonough (le capitaine Severance)… .

Durée : 02:12:00


Mémoires de nos pères est adapté du roman Flags of our fathers, écrit par James Bradley, le fils
de l’héroïque infirmier John Bradley, l’un des porte-drapeaux d’Iwo Jima. Ce livre relate l’histoire des six soldats qui plantèrent le drapeau américain au sommet du Mont Suribachi le 23 février 1945, en recherchant tout particulièrement à étudier l’arrière-plan humain de la fameuse photo prise par le reporter de l’Associated Press Joe Rosenthal, qui lui valut le prix Pulitzer.

Ce double fil conducteur a intéressé le talentueux réalisateur Clint Eastwood : J’estime que cette histoire ne rend pas seulement hommage à ces hommes qui ont levé les couleurs de l’Amérique ; elle célèbre aussi tous les héros anonymes qui ont combattu et trouvé la mort sur Iwo Jima… (in notes de production). Cette bataille fut la plus lourde en pertes humaines de toute l’histoire des Marines. Si le scénario s’en tient aux faits historiques, en insistant sur les faits d’armes et les états d’âme des trois Marines transformés en icônes, la narration se fait sur trois plans entremêlés.
Un premier concerne le présent, dans
lequel le narrateur (incarnant l’écrivain James Bradley) interview les survivants de l’époque pour les besoins de son livre. Un second rappelle l’assaut mené sur l’île, tandis qu’un troisième évoque la tourné publicitaire des héros de Iwo Jima. Tous les trois sont de qualité inégale et poursuivent un but différent, mais Eastwood parvient à traiter de très bonne façon cette complexité, même si la strate du présent paraît assez anecdotique quoique qu’elle éclaire certains aspects du passé.

Clint Eastwood marque ici un profond attachement à la tradition hollywoodienne du film de guerre, et renouvelle le genre en y introduisant une réflexion sur le sort d’hommes sortis de leur élément et traités en héros sous le feu des projecteurs, dans un but aussi médiatique que financier. Les scènes de combats sont remarquablement filmées, que ce soit en plan large ou au cœur de l’action, en caméra portée. Un énorme travail de reconstitution a été nécessaire : la presqu’île de Reykjanes en Islande, dont la
typologie est la même que celle d’Iwo Jima, est devenue la base opérationnelle d’une véritable armée de 700 comédiens et techniciens. L’Amérique des années 40 est criante de vérité, la bande-son qui mêle rythmes martiaux et jazz-band contribue pour beaucoup à une atmosphère captivante en toute circonstance. Le réalisme était la préoccupation essentielle, les effets d’explosion ont été travaillés, du matériel de l’époque rassemblé. Clint Eastwood était entouré pour l’occasion d’une équipe fidèle qui le suit depuis ses débuts comme réalisateur.

Si les scènes de la vie courante sont par essence plus banales, elles soulignent dans l’ensemble un impressionnant souci du détail qui compte : le réalisateur joue remarquablement avec les ombres et les lumières, avec le bruit assourdissant… Le parallèle entre les affrontements meurtriers et les shows devant une foule immense est à ce titre très intéressant, le vacarme et les éclairs de lumière étant presque les mêmes dans les deux cas. Le spectateur fait
corps avec ces soldats tout aussi abasourdis par les hurlements des spectateurs et les flashs des photographes que par les explosions et les sifflements des obus.

Le film est, il convient de le noter, sans concession : les cadavres sont affreusement mutilés, la violence omniprésente, la douleur tant physique que morale est palpable. Les acteurs, qui ne sont pas des grands noms du box-office, sont très convaincants dans leur prestation respective et ont d’ailleurs été jugés comme tels par les personnages encore en vie qu’ils interprètent. Mémoires de nos pères est pour résumer une œuvre forte et mélancolique avec en point d’orgue une réflexion intelligente sur le sort de l’individu élevé au rang de mythe.

Le film possède d’autant plus d’intérêt que sa problématique est pertinente. Faisant sortir quelques soldats de leur quotidien éprouvant, Clint Eastwood se propose d’insister sur leurs états d’âme et leur comportement une fois projetés sous les feux des projecteurs, élevés au rang de
héros avec pour mission de faire de la publicité pour les bons de guerre. D’un seul coup des soldats, anonymes tant dans la souffrance que dans les actes de courage, différents socialement et culturellement (l’un d’eux est un Indien), citoyens d’une démocratie de 150 millions d’âmes qui leurs sont devenues étrangères, deviennent des icônes individualisées, animées de sentiments contradictoires propres à chacun (fierté des héros et mépris pour des concitoyens à mille lieues de la guerre), et qui seuls de tout un peuple connaissent la vérité sur ce que l’Amérique a édifié en légende.

Le contraste entre la tragédie de la guerre et le dérisoire, voire le ridicule d’une campagne promotionnelle est d’autant plus poignant que le réalisateur emploie un langage direct : les soldats expriment clairement leur opinion, les politiciens les exploitent ouvertement, et le dégoût que cet utilitarisme exacerbé inspire à Clint Eastwood et à la remarquable figure du soldat indien Ira Hayes saute sans fioriture à la
rétine du spectateur. Le cynisme d’une Amérique consommatrice est peint de façon cruelle, l’ascension de nos héros servant les profiteurs de tout poil (du secrétaire d’État aux finances à la fiancé de Rene Gagnon).

En se demandant dans la grande tradition hollywoodienne dans quelle mesure un homme quelconque peut-il devenir un héros, le réalisateur répond que l’on ne devient héros que par une intronisation de la communauté répondant à un besoin ponctuel. C’est le jugement commun qui fabrique ses héros, et bénéficier d’un tel statut est aussi enivrant que cruel : les héros d’hier ne valent plus rien dans le présent (comme Rene Gagnon l’apprendra malheureusement).

 


Stéphane JOURDAIN