Madame Bovary

Film : Madame Bovary (2014)

Réalisateur : Sophie Barthes

Acteurs : Mia Wasikowska (Emma Bovary), Henry Lloyd-Hughes (Charles Bovary), Ezra Miller (Léon Dupuis), Paul Giamatti (Monsieur Homais)

Durée : 01:59:00


Les rêveurs sont d’éternels déçus ! Le Don Quichotte de la société rurale française est une femme, Emma Bovary. L’amour, la passion, les feux de Paris sont ses fantasmes ingénus et déformés, à la manière dont les filles de paysans devenaient des princesses pour le chevalier.
Sortie de son éducation au couvent pour se marier, la miss entretient une idée fort niaise de la vie ordinaire du mariage, de la vie tout court d’ailleurs, comme si la sortie du couvent était une libération de prison. Dehors, il y a la boue des campagnes, la souffrance, les déceptions, et pire que tout cela, l’Ennui.

Si le rêve n’est pas prévu, il faut donc l’inventer : c’est l’endettement fou et les coucheries à droite à gauche de Madame. Mais comme qui dirait, chassez le naturel, il revient au galop. Le galop du naturel, c’est Monsieur Lheureux, qui demande des comptes, c’est l’huissier, fouillant son courrier pour y chercher des pièces d’or… Nerverland traitait précisément de la même question : se fabriquer un rêve dans lequel vivre se fait-il au détriment du réel ? Le retour aux réalités est si douloureux qu’il en devient invivable. Une vraie folle, en fait, cette pauvre Emma.

Certes, son mariage se conclut avec un inconnu. Un chic type, mais qui ne lui plaît pas du tout. Vraiment pas. Cependant, notre « héroïne » impute cela à son mari. Ne serait-ce pas la vie de mariage, qui ne conviendrait pas ? Le mari, rustique, est l’antithèse de son désir. Mais Emma semble ignorer que même les princes, une fois en pyjama, puent, pour rester poli. Et son dieu l’auteur, Flaubert, semble la prévenir : les seuls qui l’ont fait un peu rêver sont finalement les plus atroces ! Se rendre dingue parce qu’on découvre que les princes charmants n’existent pas, c’est peut-être se marier un peu jeune…

Énième adaptation du roman, ce Madame Bovary n’interroge pas l’histoire à la « lumière » de l’idéologie à la mode. Dommage, parce que d’une certaine manière, Flaubert montre comment finit notre fantastique libération de la femme : comme un Icare, cramé et noyé. Emma Bovary n’a pas le rêve féministe d’être un gentilhomme comme les autres, puisqu’elle ne fiche rien, pendant que son mari, tout rustre qu’il est, bosse de l’aube au soir pour entretenir le foyer. Son mode de vie n’est pas une fuite des horribles devoirs d’une mère de famille, mais des devoirs tout court.

Madame Bovary, dans cette version nouvelle, montre comment saborder son mariage en dix leçons. Mariée trop jeune, rêveuse épousant un campagnard modeste et réaliste, entourée de vautours en manque de chair fraîche, et pas aidée par un gentil curé légèrement à l’ouest (pas de quoi hurler, ça existe bien ; en cas de réclamation, relire le roman et s’en prendre à Flaubert), tout est préparé pour le cauchemar parfait. On pourra toujours s’amuser à comparer l’histoire aux « Deux Pigeons » de La Fontaine, ou montrer en quoi cette œuvre majeure du maître plane trois cieux de finesse au-dessus d’Une Vie de l’élève Maupassant, mais cela nous éloignerait davantage du film.

Celui-ci, pour finir sur des considérations plus formelles, s’avère classique et élégant. Les libertés scénaristiques en décevront certains ; toutefois, il faut bien avouer qu’elles demeurent pertinentes (l’absence totale de la petite fille du triste couple Bovary accentue l’impasse de leur relation, par exemple), cohérentes avec les situations, les personnages et leurs rapports de force. L’usage du symbole est ici monnaie courante ; il n’est pas rare qu’Emma croise des femmes semble-t-il pures, aux mains salies par le labeur de la « vraie » vie. On sent que le scénariste a voulu réinterpréter les faits, mais surtout pas l’esprit. La substantifique moelle demeure.

Cependant, la réinterprétation change tout de même le regard sur le protagoniste : l’ennui post-mariage de Madame Bovary est palpable, le malaise, réel. Mais la réaction est une fuite, plutôt qu’un combat dévoué (la vertu, yeswecan, non ?). Eh oui : il est vrai que Charles est anti romantique au possible ; mais sa jeune femme ne l’est pas vraiment non plus, avec lui. Elle n’esquisse pas un instant le début d’un effort pour améliorer les choses, tout reste au stade de la velléité : un quart de sourire, des projets pour enjoliver le jardin, et puis plus rien. Emma passe vite au piano et aux draps de ses voisins. Trop vite sans doute !
Le symbole de cet état d’esprit défaitiste se situe lors de la nuit de noces : Monsieur en fait une formalité.Mais que dire de Madame, qui paraît passer à l’échafaud ! Le quotidien des jours suivants y ressemble beaucoup. De plus, le mari, ici bien plus beau que ce qu’imaginait Flaubert et moins grossier, devient plus un ange maladroit, gauche, qu’un animal dégoûtant. Évidemment, par effet de levier, Emma devient incompréhensible, et sa fuite, encore plus injustifiée. Plus tard, le spectateur la lâche : attristé comme elle de cette lassitude, il essaie d’imaginer ce qu’elle pourrait changer, et brutalement, celle-ci se décourage et ne pense plus qu’à son petit plaisir. La Bovary devient une fille capricieuse et flemmarde. Et lâche, avec ça ! Dans les pages du livre, l’effet était plus nuancé, grâce à l’acharnement de l’auteur sur l’aspect rebutant de ce petit mariage. Est-ce la volonté du film, ou une faute de montage ? Difficile de savoir. Toujours est-il que le final débarque dans une triste et parfaite harmonie avec les inventions du film. Cela suffira-t-il aux fanatiques de l’exactitude des adaptations ? À eux de voir.

Trop court peut-être pour une histoire extrêmement riche en analyses psychologiques, mais soigné, et porté par la remarquable Mia Wasikowska, ce Madame Bovary divisera probablement les admirateurs de l’œuvre originelle. En soi, l’adaptation n’apporte finalement pas grand-chose, et à part une ou deux inventions bien vues, la sensation que le film file comme un train s’avère frustrante, comparée à la douce lenteur du roman.
Et autant l’absence du triste fruit des mariés (la gamine) ne gêne pas, autant celle de la mère de Charles s’avère regrettable, puisqu’elle représentait la réussite d’une femme de même condition, façon de montrer pour l’auteur que tout mariage n’est pas voué au mensonge et à l’ennui. Cette nuance est absente du film. À la sortie de la salle, on se dit surtout que la société du XIXe, par le mariage, les conventions et le patriarcat, tue les rêveurs. Ce qui est quand même une grosse farce. Au siècle des empires, de l’Orientalisme, des barricades, des colonies, de la prise de pouvoir de la bourgeoisie, du romantisme décliné de mille sortes, ça nous fait doucement rigoler. Le film semble pondre une morale à la Molière, avec un bel anachronisme. En même temps, cette Emma repensée est un vrai serpent, pardonnez-moi. Qui a tué Emma Bovary ? La question reste ouverte, et c’est tant mieux.

Trop court donc ! Un défi difficile de toute adaptation de ce genre, certes, mais pas impossible. Mais porter ce livre à l’écran garantit au moins de travailler sur un superbe matériau. L’atmosphère, les costumes, les tensions… Il y a un peu de la magie mélancolique de Flaubert, là-dedans. Un peu seulement.