Mon subjectif Oscar

Film : Phantom Thread (2017)

Réalisateur : Paul Thomas Anderson

Acteurs : Daniel Day-Lewis (Reynolds Woodcock), Lesley Manville (Cyril Woodcock), Vicky Krieps (Alma), Camilla Rutherford (Johanna), Gina McKee (Countess Henrietta Harding), Brian Gleeson (Dr. Hardy), Harriet...

Durée : 2h 10m


Anderson est un grand spécialiste des tourments de l’âme humaine. Il a eu la brillante idée de réconcilier cette profondeur dramaturgique du Nouvel Hollywood avec les décors de « l’ancien », l’Hollywood des grands studios, des grands personnages et des grands paysages, notamment dans There will be blood (2008), ou The Master (2013). Ses personnages sont uniques, sombres, complexes au possible, déroutants, et à la limite de la folie. Vous sortez de la bande-annonce sans le connaître ? Vous croyez qu’il s’agit d’une histoire d’amour qui finit gentiment après quelques soubresauts ? Détrompez-vous. 

Phantom thread n’est pas un film édifiant, si ce n’est par l’élégance suprême de son personnage principal, Woodcock à l’étrange patronyme, grand couturier vieux garçon, entouré depuis toujours par sa soeur, et le souvenir de sa mère.
Phantom thread est un chef-d’oeuvre de psychologie humaine, décrivant la rencontre de deux caractères opposés, avec un sens du détail sublimé par deux acteurs inspirés comme jamais. Jusqu’au dénouement, littéraire, un peu fou, le film transpire la réalité comme s’il adaptait une histoire vraie. Daniel Day-Lewis ne singe rien, n’exagère rien, n’use pas ostensiblement des trucs & astuces de la Méthode (Actor’s Studio) : il est Woodcock et pousse l’illusion comme un prestidigitateur, c’est-à-dire jusqu’à la géniale confusion.
Son personnage, hanté par des amours naufragées, par une mère aimante jamais retrouvée dans le coeur des autres (un peu de Romain Gary là-dedans), peut-être trop vieux pour changer pour les beaux yeux de son nouveau mannequin, mériterait un roman. Nerveux, artiste, minutieux, irascible, asséché par un besoin de tendresse inassouvi, il est à la fois repoussant, admirable, odieux et attachant, selon ses humeurs. C’est un homme fragile, attaché à ses codes pour se protéger, dont la vie est remise en question par cette jeune femme, issue du populo, qui ne peut qu’être fascinée par ce créateur de parures, de beauté, par celui qui la réconcilie avec elle-même.
Mais allier l’or fin au quartz brut est-il approprié ? Pour une fois, le quartz est la femme, sans c’est-à-dire tout le contraire de Woodcock. Elle n’est pas brutale, loin de là : elle est naturelle, et lui plein d’artifices et de bonnes manières, raffiné, entouré de femmes depuis l’enfance. Mais au fond, celle-là est douce et veut aimer, quand lui sort des barbelés rouillés quand on frappe à sa caverne. Les contraires s’attirent ; mais pour quelle issue ?

Il ne faut guère en dire davantage, afin de ne pas gâcher cette découverte. 
Mais notons tout de même que Phantom thread est une leçon magistrale de cinéma. Son art filmique démontre qu’on peut sublimer l’image sans « démasquer » la caméra. Ces dernières années, cette qualité est devenue rarissime : soit le réalisateur filme comme n’importe qui, sans inspiration, soit il se prend pour un virtuose de l’objectif et virevolte partout autour de la scène pour en mettre plein la vue, ce qui fait sentir la présence de la caméra juste ce qu’il faut pour passer au Napalm tout commencement d’illusion du réel, en un mot, tout commencement de magie. 

Au-delà des décors, où rien ne fait toc, et des costumes récompensés aux Oscars (c’était le minimum), la photographie donne une identité savoureuse à chaque endroit traversé par nos « héros ». En début de film, un plan sur un gala défilant dans un escalier de marbre semble droit sorti des derniers monuments des années 1960. Le regard tourne autour d’une robe sous les mains de nombreuses couturières, suivant les yeux perfectionnistes de la soeur Woodcock, british et flegmatique à s’en glacer le sang ; la musique s’emballe pile quand il le faut et comme il le faut avec le crescendo final ; et le maestro Anderson, derrière, suit ces deux êtres qui se fuient et se cherchent dans une scène muette dont la poésie n’est brisée que par le retour à la brutale réalité des caractères. Et finir une histoire d’amour par un suspense à couper le souffle - s’il l’on s’est attaché aux personnages du moins - parachève, couronne l’ensemble (davantage que son étrange conclusion, Anderson oblige) : un « prestige » de magicien qu’on croyait réservé au grand Théâtre.

Anderson réussit enfin à allier théâtralité et crédibilité, tout en se laissant emporter dans une inspiration finale si tordue, mais haletante, qu’on ne peut s’empêcher d’applaudir quand même. Phantom thread n’est pas un film édifiant, c’est un grand film.