Syriana

Film : Syriana (2004)

Réalisateur : Steven Gaghan

Acteurs : George Clooney (Robert Barnes), Matt Damon (Bryan Woodman), Jeffrey Wright (Benett Holiday)… (2h08min).

Durée : 02:08:00


align="justify">Auteur du scénario de Traffic (2000), film-puzzle sur l’univers de la drogue au Mexique et aux États-Unis, Steven Gaghan a pris pour point de départ le livre-témoignage de Robert Baer, paru en France sous le titre : La chute de la CIA : les mémoires d’un guerrier de l’ombre sur les fronts de l’Islamisme. En fonction au Moyen-Orient de 1976 à 1997, Barnes confie ses désillusions en revenant sur les échecs des services secrets américains. Il a d’ailleurs directement inspiré le personnage de Robert Barnes. Steven Gaghan a été frappé par les luttes de pouvoir au sein de l’industrie pétrolière : « l’idée m'est venue que la plus grande addiction de notre pays était peut-être bien... sa dépendance au pétrole ; et que notre puissance tenait pour une bonne part à la facilité que nous avons à nous en procurer… ». Dès lors il s’est attaché à broder une fiction avec en arrière-plan cet ouvrage, et tente d’analyser la question du pétrole à ses différents niveaux, à l’aide de plusieurs
récits convergents. Le réalisateur estime : « Je pense que nous avons préservé l’essence du livre de Bob Baer, qui m’a aidé à décrypter les relations complexes des acteurs de la guerre du pétrole et inciter par là même à entrecroiser plusieurs lignes narratives dans le film. ».

Le film est en lui-même complexe ; le schéma de départ est simple (des grands du pétrole soucieux de préserver leurs intérêts par tous les moyens) mais à l’image des romanciers d’espionnage, Steven Gaghan, réalisateur et scénariste, échafaude une construction labyrinthique. Pour cela il lui a fallu se documenter pendant près d’un an, en compagnie de Robert Baer, qui lui a présenté les acteurs de l’industrie pétrolière et les dirigeants politiques qu’il avait côtoyés en tant qu’agent. Autant de points de vue et d’expériences dont Syriana se fait l’écho. L’agencement de ces destins qui se croisent donne au spectateur l’impression de se retrouver devant un rébus. Le réalisateur explique : « C'est en
suivant les vies quotidiennes de ces personnages que nous pénétrons un monde qui peut sembler abstrait et tentons de dénouer l'écheveau des intérêts pétroliers, du terrorisme et de l'urgence de la démocratie au Moyen-Orient. ». Ce foisonnement est mis en scène de deux manières : d’une part les acteurs et leur jeu (excellent) maintiennent le film du côté cinéma ; d’autre part la caméra portée sur l’épaule apporte au film un cachet documentariste. Certaines scènes de torture sont du reste assez dures, mais le film évite la surenchère en parlant le plus souvent implicitement (lors de l’attentat terroriste contre des installations pétrolières par exemple). Le récit se fait parfois trop distant, n’offrant qu’une galerie de seconds rôles très bien interprétés mais peu passionnants, car ne sachant pas vraiment émouvoir du fait de la construction narrative du film, qui saute sans cesse de l’un à l’autre.

Voulant donner une vision globale des enjeux du pétrole, Syriana nous entraîne
aux quatre coins du monde. Le film est polyglotte, les ambiances sans cesse changeantes sont particulièrement immersives : banque à Genève, désert, villa saoudienne, rues de Beyrouth… Cela souligne d’autant l’aspect documentaire du film. Le puzzle est cependant limité par cette recherche de la bonne conscience journalistique, qui veut donner au spectateur l’ensemble des éléments lui permettant de saisir le débat. Les scènes d’exposition parfois languissantes rendent le récit un peu mou.

Mais la densité du film n’en occulte pas l’intérêt : le jeu des acteurs sonne juste, George Clonney (qui a pris quinze kilos pour l’occasion) est très convaincant en vétéran du renseignement sans illusion à la John Le Carré ; il a d’ailleurs décroché l’Oscar du meilleur second rôle pour sa prestation. La musique, réalisée par Alexandre Desplats, est discrète et efficace. Et le film renoue avec le grand cinéma de dénonciation des années 1970, dans la droite lignée de Good night, and good luck (
réalisé par George Clooney, 2005).

Clooney explique : « Nous avons alors envisagé Syriana comme une réplique des films du milieu des années 70 qui avaient le cran de présenter les échecs du gouvernement comme notre échec collectif, et pas seulement comme celui d'un parti ou d'une faction."

Une fois encore le duo Clooney-Soderbergh, grâce à leur société de production Section Eight, aborde un thème dont le cinéma français traite bien difficilement. Ils osent en effet pointer du doigt une politique pétrolière (la référence à l’administration Bush est claire) dont les conséquences sont parfois dramatiques. Il faut cependant noter que la ligne tenue par la production est assez proche de la gauche démocrate américaine, et que le film reflète l’idée d’une conscience civique bien élevée mais assez terne, qui veut prévenir des méfaits du capitalisme à outrance. Ce que fustige Syriana, c’est la manipulation des hommes et des États en vue d’intérêts
économiques. Et la solution de s’imposer d’elle-même semble-t-il : les États-Unis doivent agir dans un dessein de messianisme démocratique, pour permettre l’engagement de réformes tant sociales qu’administratives, et non user de leur puissance dans leur seul intérêt.

Somme toute ce genre de cinéma, quoique intéressant, montre assez vite ses faiblesses. Les motivations profondes des hommes lui échappent, ne sont envisagées que des relations mécaniques de cause à effet au détriment des pourquoi profonds qui meuvent la nature humaine. Trop pragmatique, Syriana est moralement assez limité. En dehors de l’idéal démocratique et humaniste, le film dresse un portrait moralement défendable en la personne de Robert Barnes qui, piégé par les siens et comprenant leurs intentions,  se sacrifie pour tenter de sauver l’émir Nasir.

Stéphane JOURDAIN