Takeshis’

Film : Takeshis’ (2004)

Réalisateur : Takeshi Kitano

Acteurs : Takeshi Kitano (Beat Takeshi, la star de cinéma/M. Kitano, sosie blond de Beat Takeshi), Kotomi Kyono (La fiancée de Beat Takeshi/La voisine de Kitano), Kayoko Kishimoto (La femme dans la saale de...

Durée : 01:48:00


Takeshi Kitano ne cessera jamais de nous surprendre et il a su créer une atmosphère des plus étranges dans ce dernier film, Takeshis. Tellement étrange qu’il fut lui-même surpris du résultat final : « Au contraire j’étais surpris par cet étrange univers que j’avais créé à l’écran, et par le fait que le film était bien plus bizarre que je ne l’avais imaginé, même si c’
était moi qui l’avait fait …» (T. Kitano, in dossier de presse, Bac Films).

Son intention de départ, il a pourtant eu du temps pour la faire mûrir puisque ses producteurs ont longtemps refusé de donner suite à son projet, initialement nommé Fractal, jugé trop risqué. Après avoir modifié l’histoire et décidé de jouer lui-même le rôle principal l’idée pu enfin être débloqué.

La filmographie de kitano, du moins en tant que réalisateur, offre un ensemble riche en imagination et en diversité mais malgré tout cohérent. Takeshis’ est une œuvre que l’on pourrait qualifier d’expérimentale pour son étonnante manière d’explorer l’imaginaire, de rechercher un esthétisme inhabituel et de travailler à la construction d’un récit bouleversant. Mais le terme d’expérimentale convient plus à Kitano lui même qui semble se lancer dans un nouveau cinéma.

Les deux éléments qui ressortent le plus sont d’une part le jeu d’acteur et d’
autre part le montage audacieux du film. En effet, Kitano joue successivement le rôle de la « star arrogante » et le rôle d’un homme ordinaire, plus modeste. Il a voulu rechercher au maximum le réalisme en jouant lui-même le rôle et en attribuant son nom aux protagonistes. Cette judicieuse recette est légèrement troublante si l’on éprouve des difficultés à se détacher de la réalité : s’agit-il d’un tour de force mégalomaniaque de la star japonaise ? « …Je me suis dit que ce serait la façon la plus efficace de présenter les personnages de manière réaliste, compte tenu de la nature irréelle de l’histoire. Cela ne veut évidemment pas dire que le personnage de Beat reflète ma vraie personnalité… ». L’idée ne manque pas de profondeur car il est effectivement plus déroutant pour un spectateur de voir de l’irréel avec une attache réelle que de voir de l’irréel pure. Il est vrai que même dans la plus fictive des fictions le réel est toujours présent mais il est masqué et l’on prend donc plus facilement de recul (du
moins pour un adulte, l’enfant ayant un fort rapport avec l’imaginaire). En ce sens Takeshis’ avec ses allures de documentaire, va encore plus loin que d’autres films à rapprocher comme la trilogie des DOA, Dead Or Alive de Takashi Miike qui se cantonne à l’absurde.

Le montage participe également à cette élaboration de cette réalité imaginaire. Le film bascule progressivement dans une spirale incontrôlable nous emportant passivement et malgré nous dans la tête de ce pauvre M. Kitano. La construction du récit est complexe, chargé de références et impose une lecture non linéaire et exégétique pour pouvoir comprendre. Kitano conseille d’ailleurs de le voir une deuxième fois avant de l’analyser (in notes de production). L’interprétation de son œuvre nécessite une appréhension sérieuse du montage : l’idée de bousculer le personnage d’un rêve à l’autre, d’une réalité à l’autre. Mais c’eut été trop facile si les rêves étaient parfaitement bien distincts entre eux et d’avec la
réalité. De même que certains songes nous laissent dubitatif à notre réveil, Takeshis’ déstabilise nos repères par un découpage incohérent au premier abord, par des insertions plus ou moins rapides de plans qui font penser aux images incontrôlables qui défilent dans notre esprit comme si notre subconscient harcelait notre conscience. Certaines scènes sont coupées puis reprises ou encore mélangées : spectacle confondu avec la répétition qui forme une discontinuité visuelle, tandis que l’unité sonore demeure. Mais pour que la magie opère il fallait aussi que les transitions soient réussies pour masquer les passerelles entre les mondes, du réel vers l’imaginaire, de l’imaginaire vers le réel et même de l’imaginaire vers l’imaginaire (puisque qu’on peut rêver pendant un rêve).

Takeshis’ est aussi un éloge tinté d’humour à l’art et aux artistes : la longue scène de danse avec le poltergeist, aussi psychédélique que le reste du film, en témoigne.

>Takeshi Kitano, comme beaucoup de ses compatriotes, excelle dans l’art  de surprendre et la complexité de la plupart des œuvres s’accompagne aussi d’une complexité morale.

Takeshis’ est un film sur les désirs et les phantasmes : l’un est une star reconnue et l’autre un comédien sans avenir et qui s’accroche inlassablement à ses rêves. Et autour d’eux, des admirateurs ou des personnages méprisants. « Ce personnage est un mélange entre l’image publique de Beat - celle que, j’imagine, les Japonais qui me voient à la télé et au cinéma ont de moi - et l’image stéréotypée d’une star arrogante que la plupart des Japonais doivent avoir de moi. » (T. Kitano, in dossier de presse, Bac Films). Le travail du personnage n’est pas innocent et soulève la question des relations étranges entre une star et ses fans : l’arrogance et l’orgueil de la célébrité ne paraissant pas faire reculer les admirateurs prêt à tout pour approcher leur idole.

Pour rester
d’une une logique de rêve, le réalisateur pousse les pensées à l’extrême, qu’elle soit réalistes ou fantastiques (voir le passage du taxi qui roule au milieu de cadavres) : de la violence gratuite et des plans de nue plus ou moins longs et suggestifs réserve ce film aux adultes capables de faire le tri. Certaines insertions de plan litigieux en flash sont en outre douteuses quant à leur utilité scénaristique ou esthétique.

 

Jean LOSFELD