Triple Agent

Film : Triple Agent (2003)

Réalisateur : Eric Rohmer

Acteurs : Sergio Renko (Fiodor), Katerina Didakalou (Arinoé), Cyrielle Claire et Emmanuel Salinger .

Durée : 01:55:00


Avec un talent confondant, Eric Rohmer signe un film d’espionnage un film d’histoire et un film d’amour et arrive à faire coexister ces différents nivaux sans en sacrifier aucun. Le genre du film d’espionnage n’est pas condamné à la série B avec James Bond’s girls, cascades et trucage numérique. C’est même un terrain d’exploitation très fertile de la méthode Rohmer résumée à l’époque du critique par une formule fulgurante et qui résonne comme un manifeste : « on ne ment pas assez au cinéma »(L’article a été
repris dans le recueil le goût de la beauté qui vient d’être réédité dans la « petite bibliothèque des cahiers du cinéma » ainsi que le scénario du film. A lire d’urgence). La démarche cette fois est plus extrême que dans les contes moraux où le mensonge était un catalyseur dramatique et un révélateur psychologique puisque d’une part le spectateur ne sait pas le fin mot de l’histoire (pour qui travaillait Fiodor ?) et d’autre part le soupçon permanent du mensonge de Fiodor empêche de lui construire un caractère bien défini. Rohmer dont le cinéma n’a jamais été particulièrement silencieux aime saluer "Triple Agent" comme son « film le plus bavard », mais c’est pourtant celui où le dialogue a le moins d’importance, les parcelles de vérités que l’on peut soutirer résidant moins dans ce que nous révèle la parole que dans ce qu’elle cherche à nous cacher. C’est ainsi que lors du long monologue où Fiodor détaille sa situation à sa femme, l’attention du spectateur se détache peu à peu de ses explications
embrouillées et difficiles à suivre pour se concentrer sur ses mouvements, sa gestuelle, son élocution (la scène est tournée en une seule prise de vue, et à un moment Sergio Renko hésite sur son texte dévoilant ainsi sa nature d’acteur. Ceux qui pensent que Rohmer a gardé le plan par paresse ou par négligence n’ont pas compris qui est le bonhomme.) qui nous révèle sa soif presque pathologique de pouvoir. Et tous les discours et palabres s’effacent devant les extraits d’actualité qui ponctuent le film, la victoire du front populaire, les attentats en Espagne mais surtout la débâcle, les bombardements, l’exode, en un bouleversant triomphe de l’image couronnée seule vectrice de certitude et révélant l’enjeu et la vraie nature du film : une tragédie de l’histoire. Rappelons qu’Eric Rohmer a organisé son œuvre en série de quatre à six films. A plus de 80 ans il est normal qu’il n’ait pas annoncé avoir commencé une nouvelle série, mais les similitudes entre "Triple Agent" et son précédent film "l’Anglaise et le
Duc" sont telles qu’on peut le supposer et l’espérer. Cette dernière série, si série-il y a, pourrait s’intituler « tragédie de l’histoire ». Il ne s’agit ni de raconter les malheurs d’un grand personnage, ni d’incruster un drame dans un décor historique « pour faire vrai », mais plutôt de montrer les soubresauts terribles et absurdes de l’histoire, les époques où l’humanité semble avoir déraillé, avoir buggé comme sous l’impulsion d’une fatalité mystérieuse, bug dont on croit après coup reconnaître les signes annonciateurs dans la période trouble qui les précédèrent. C’est si l’on veut l’histoire vue de l’Olympe pour en faire mieux ressortir autant l’horreur que l’insignifiance et le ridicule. Cette optique semble plutôt appartenir au documentaire-essai ("L’année dernière à Marienbad" d’Alain Resnais et "Drancy Avenir" d’Arnaud des Pallières en sont des exemples brillants. Nous entendons documentaire-essai (Georges Franju) par opposition au documentaire-reportage (Depardon, Philibert)) mais Rohmer sait la
dépasser et la compléter en développant un très beau personnage de femme.

Le grand avantage des séries est que chaque film peut être éclairé par les autres. C’est ainsi qu’occupé de savoir si "l’Anglaise et le Duc" était réactionnaire ou pas (en effet certain ont attaqué le film sur ce point et pas seulement Serge Kagansky le critique des Inrokuptibles qui voit des fachos partout. Voir par exemple forum allocine) nous n’avons pas suffisamment distingué la richesse et la beauté du personnage de Grace elliot. Katerina Didakalou est une révélation ; elle prête à Arisnoe un mélange de force face à l’adversité et de douce piété pour son mari. La femme dans les deux derniers films de Rohmer assure l’unité de la société au-delà des clivages de partis. Arisnoe cherche avant tout à préserver la cohésion du foyer et l’honneur de son époux mais avec une discrétion et un refus d’ingérence qui est la meilleure preuve de son amour. Elle respecte l’autorité de Fiodor sans aveuglement ni
complicité mais non pas sans douleur lors de ses égarements. la force et la grâce sont sa parure ; elle sourit à l’avenir. "Elle ouvre la bouche avec sagesse et la bonne parole est sur sa langue " (Epître de la messe des saintes femmes, tiré du livre des proverbes).

Benoît d'ANDRE