Un film de Noël… où on ne parle pas de Noël !

Film : L'ironie du sort ! (1975)

Réalisateur : Eldar Ryazanov

Acteurs : Andrey Myagkov (Zhenya), Barbara Brylska (Nadya), Yuriy Yakovlev (Ипполит), Aleksandr Shirvindt (), Georgi Burkov (), Aleksandr Belyavskiy (), Liya Akhedzhakova (), Valentina Talyzina (), Lyubov...

Durée : 3h 4m


L’ironie du sort est un téléfilm en deux épisodes – une mini-série, dirait-on aujourd'hui – montré pour la première fois sur les écrans de l’URSS en 1975. Ce fut un succès à la mesure de l’immensité soviétique, avec plus de 100 millions de téléspectateurs le premier soir. Depuis lors, il est montré chaque année à l’époque des fêtes de fin d’année, et a acquis depuis longtemps le statut de film culte. Il fait partie des passages incontournables des réjouissances du Nouvel An, et bien des Russes ne le manqueraient pour rien au monde. Le lecteur attentif a noté que je parle « des fêtes de fin d’année », tel un bon laïcard français du XXIe siècle : nulle prise de position de ma part, seulement une tentative de « coller à l’esprit du film » puisque, tourné et projeté dans l’Union Soviétique sous Brejnev, on n’y trouve aucune mention de Noël. La seule fête de cette époque de l’année semble être le Nouvel An… même si des sapins décorent chaque appartement ! Nous sommes donc en présence d’un film de Noël qui évite de parler de Noël. Au demeurant, on peut comprendre que l’Eglise orthodoxe n’eût gère apprécié de voir les héros aborder la fête de Noël dans l’état d’ébriété avancée qui provoque le quiproquo à l’origine de toute l’histoire.

Le scénario est une comédie inspirée d’une pièce de théâtre éponyme de 1971, ce qui explique la forme du film, un huis-clos, hormis quelques séquences plus distrayantes que réellement utiles. La forme pourrait faire penser à notre Père Noël est une ordure national, mais l’histoire aussi bien que les jeux d’acteurs sont infiniment plus subtils. Ainsi, des regards, de simples mots traduisent les sentiments naissants entre les deux protagonistes. Les rapports amoureux sont montrés par petites touches : c’est peu à peu que l’on comprend les personnalités de chacun, ses peurs, ses défauts, ses faiblesses…

On croit la fin prévisible, et pourtant jusqu’au bout on se demande quel parti va choisir l’héroïne : la raison avec son « premier » amour, ou la passion avec cet inconnu qui a débarqué ivre-mort chez elle ? Il y a du pour et du contre chez les deux partis, car « le premier » n’est guère sympathique avec sa jalousie maladive. D’un autre côté, on peut comprendre son agacement, car l’attitude de la jeune femme ne manque pas d’ambigüité. Ainsi, le suspense reste entier jusqu’à la fin, amenée avec finesse et intelligence : pour qui la jeune femme va-t-elle se décider ?

Paradoxalement, ce film si fin a aussi un côté complètement déjanté. En témoigne la beuverie du début, au terme de laquelle les héros complètement ivres ne savent plus qui parmi eux doit prendre l’avion pour Leningrad… tant et si bien que celui qui part n’est pas le bon, et qu’il arrive chez une inconnue qui habite à la même adresse que lui... dans une autre ville ! En témoigne surtout la puissance de la satire russe : celle-ci s’exprime dès le début du film, dans un court métrage d’animation qui dénonce l’uniformisation des logements soviétiques… et, en des termes à peine voilés, l’autoritarisme soviétique, qui impose les mêmes bâtiments un peu partout dans le pays, y compris dans les plus beaux paysages, avant de recouvrir la terre entière. Après ce prologue, le film proprement dit s’ouvre par des images de cités et de barres d’habitations, tandis qu’une voix off demande « qui n’a pas dans sa ville une rue des Bâtisseurs, une allée du Peuple, etc. ? ». Cette scène est à elle seule l’ouverture du film, puisqu’elle explique la confusion entre les deux appartements qui fera toute l’intrigue.

 

L’ironie du sort est donc bien plus qu’un « simple » film de Noël. Son mélange de finesse psychologique, de comique déjanté et de satire subtile résume bien la culture russe dans toute sa complexité et sa richesse, y compris sous le régime soviétique. A ce titre, on comprend aisément son statut de film culte en Russie.