A vif

Film : A vif (2007)

Réalisateur : Neil Jordan

Acteurs : Jodie Foster (Erica Bain), Terrence Howard (Inspecteur Mercer), Naveen Andrews (David), Mary Steenburgen (Carol), Jane Adams (Nicole), Nicky Katt (Inspecteur Vitale), Larry Fessenden (Sandy), Brian...

Durée : 02:02:00


New York, ville la plus sûre du monde. David et Erica, sur le point de se marier, se promènent avec leur chien, un soir, dans un parc. Cette nuit là, la vie d’Erica va basculer et ne sera plus jamais la même : elle et son fiancé se font violemment agresser. David meurt. Après quelques jours de coma et d’hospitalisation, Erica tente courageusement de continuer à vivre malgré cette blessure permanente. Mais vivre sera affaire de survie dans cette ville nourrissant chaque jour un peu plus son traumatisme. Se battre. Se battre pour rendre justice. Dans l’ombre des rues et de sa vengeance, elle se découvre une personnalité de justicière…

À lire le synopsis tout porte à croire qu’À vif se présente comme un film de genre, un film urbain de vengeance. À y regarder de plus près, on peut s’accorder avec les cinéastes pour dire qu’en prenant une femme comme justicière l’œuvre revêt une certaine particularité. Ce choix a permis de donner au film une émotion et une sensibilité notables.

Esthétiquement en tout cas, À vif s’impose comme un film noir : tout est vu au travers des yeux d’Erica, personnage principal, qui sombre peu à peu dans la paranoïa et la folie meurtrière. La photographie de l’œuvre particulièrement travaillée pour donner à New York son aspect étrange et menaçant souligne le point de vue subjectif de l’histoire. «L’histoire se déroule essentiellement à travers le regard, les émotions et le vécu du personnage central. J’ai donc voulu que le spectateur partage pleinement ses expériences» (Neil Jordan)*.
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C’est pourquoi, l’équipe a recherché des endroits insolites et jamais filmés de la ville, lui donnant ainsi un statut de personnage. Il y a donc dans À vif un paradoxe entre le réalisme des scènes urbaines comme l’agression intensifiée par l’implacable crudité de la caméra amateur infrarouge, et la vision déformée de la
réalité*
qui force New York à prendre une forme inquiétante et hostile.

Erica, chasseuse de son dans les rues de New York,  donne l’occasion au réalisateur de filmer la cité soit avec un regard froid et impartial soit avec le regard noir de son héroïne victimisée. Outre la photographie, la composition des plans accentue dès le début la nature ambiguë et déstabilisante du film, une image parfois floue, un cadrage oblique, une prise de vue aérienne pour donner corps à la ville… L’image accompagne sans cesse la chute progressive d’Erica : peu à peu les couleurs se fanent, la nuit devient
omniprésente.

Film de vengeance, À vif s’insère dans le sillon des films noirs  tant par la profondeur psychologique du personnage central que par un esthétisme choisi aux allures de réalisme-poétique.

 

On retrouve le film noir également dans la critique sociale et l’ambiguïté morale. Depuis la tragédie du 11 septembre, le cinéma américain, déjà bien paranoïaque, ne cesse de nourrir ou du moins de mettre à jour les psychoses du pays. «Depuis le 11 septembre, la ville a connu une prodigieuse renaissance. Elle est incroyablement sûre, mais aussi idylliques que vous paraissent ses rues, vous ne vous y sentez pas
à l’abri d’un nouveau cataclysme. C’est de cette hantise que se nourrit le film »
(Jodie Foster)*. À vif est donc le reflet d’une peur ambiante presqu’incontrôlée et qui influe
sur le comportement des gens. Il en jailli alors un certain pessimisme : Erica et David sont sur le point de se marier, ils sont heureux et veulent construire quelque chose malgré la folie qui gagne le monde. Mais leur destin en a voulu autrement, la violence vient déchirer leur vie et leur amour et de là il ne ressort que haine et mort. Mais dans cet univers violent, ou d’apparence violente, il y a des hommes comme Mercer, policier idéaliste, qui veulent rendre justice et éradiquer le mal.

Le film véhicule une morale relativement ambiguë sur son thème principal, la justice privée. Dans un état de droit, la justice hors des sentiers battus de la loi n’est pas envisageable car elle est source de subjectivité et de chaos. La
question se complique lorsque la société n’est pas à même de rendre justice. Peut-on ou doit-on palier à cette carence de l’état qui ne peut plus protéger ces citoyens ? D’une certaine manière, la justice dépasse le droit dans la mesure où elle est une nécessité pour l’équilibre du monde et des hommes. La loi vient régir en fonction de son époque les manières de rendre justice et de minimiser les déséquilibres. Mais alors que le droit est artificiel, c'est-à-dire élaboré par l’homme lui-même en fonction de certains paramètres, la justice, elle, est du domaine de la morale qui la définit, dans son acception la plus simple, comme étant la vertu de rendre à chacun ce qui est dû. On pourrait donc croire que la justice se passe bien d’un cadre légal et se suffit à elle-même du moment que la personne lésée se satisfasse par elle-même. C’est précisément ce qu’une société civilisée doit éviter : tout comme la justice, la loi est une nécessité qui tend à organiser et à gérer les rapports entre les individus d’
un même corps, cimenté par un consensus social.

Hegel l’expliquait de la manière suivante : « La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'œuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se
présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances 
» (Hegel, Propédeutique philosophique, 1808-1811). On voit alors que la seule manière de résoudre objectivement une crise est d’avoir recours à un juge, une personne a priori class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> impartiale. Le film nous dresse le portrait d’une femme sous l’emprise de la peur et de la haine accompagnées d’une volonté justicière. Aucun de ses actes n’est moralement acceptable, sauf peut-être son premier meurtre qui peut être pris comme de la légitime défense. Quant au dernier, il est odieux et révèle une personnalité désorientée qui a perdu la notion du bien et du mal et qui, après avoir gouté au sang, ne voit plus de limites. L’attitude du policier est également inacceptable et fait office à l’égard du spectateur d’exutoire critiquable. La loi et la délinquance se donnent finalement la main pour exécuter froidement un criminel. Les frontières sont floues et l’on est perdu dans un pessimisme immense.

style="font-size: small;">De là à fustiger le film de condamnations, il y a un pas à ne franchir que prudemment. Si l’on n’en croit Jodie Foster, son personnage est fou et « les criminels méritent la justice des tribunaux. Pas celle aveugle des gens » (interview de Jodie Foster sur premiere.fr). Il n’y a donc pas de la part des cinéastes (Foster est productrice exécutrice et a participé au scénario) une volonté morbide de prôner la vengeance personnelle. Il semble qu’il faille aborder À class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> vif au second degré d’autant que tout au long du film Erica se sent coupable et n’approuve pas moralement ses agissements (elle  tente même de se livrer à la police). La question se veut plus délicate si l’on envisage que le film serait mal fait puisqu’il entretient une trop forte ambiguïté et qu’il ne parvient pas à mener le spectateur au second degré. Cependant et mis à part le fait que c’est aussi au spectateur de réfléchir et qu’il n’est pas évident que tout le monde y voit là une apologie de la vengeance, il ne faut pas oublier que le flou fait parti d’une histoire et que le réalisateur n’est en aucun cas obligé de tout « précuire » pour le public. Le film met le doigt sur des agissements tragiques en soi, et même si les personnages sont rendus sympathiques (ce qui est discutable vu l’état dans
lequel se trouve Erica), il n’en demeure pas moins que ce qui prédomine c’est la faiblesse psychologique du personnage et son processus de victimisation, et non pas une démonstration rigoureuse que la justice privée est une bonne chose.

Plus contestable est l’attitude de Mercer à la dernière séquence qui peut être interprétée comme une adhésion aux méthodes d’Erica, ce qui est peu crédible lorsque tout le film nous montre une personne solide et droite. Mais si ce qui est dit à propos des actes d’Erica est vrai, alors ça l’est aussi pour Mercer et il faut le prendre au second degré. Il s’agit alors plus d’un problème de vraisemblance et de cohérence scénaristique que de morale : pourquoi un policier aussi soucieux de faire son
travail agirait de la sorte le plus simplement du monde tout en faisant de l’humour ? C’est curieux mais le péché est surtout celui d’une pirouette scénaristique un peu trop facile servant principalement à provoquer.

*in notes de production

Jean LOSFELD