Le couperet

Film : Le couperet (2004)

Réalisateur : Costa-Gavras

Acteurs : José Garcia (Bruno Davert), Karin Viard (Marlène Davert), Ulrich Tukur (Hutchinson) .

Durée : 02:02:00


Le réalisateur Costa-Gavras s’est inspiré d’un roman du même nom écrit par l’américain Donald E. Westlake, qui a déjà été de nombreuses fois adapté au cinéma. C’est un thriller sur un tueur en série banal mais qui a l’agréable particularité de nous montrer autre chose qu’ un tueur démoniaque, pervers sexuel, psychopathe sanguinaire et autres réjouissances du monde du thriller… Il s’agit juste d’un père de famille qui a besoin d’un travail pour vivre et s’épanouir, ce qui implique que le spectateur puisse plus facilement s’identifier au personnage.Bien que les couleurs des images ne soient pas d’une noirceur particulière, l’œuvre peut se placer dans la catégorie des films noirs où la fatalité est souvent au centre de la mise en scène et dans lesquelles les plans sont très serrés pour donner un sentiment de renfermement. José Garcia qui s’est fait un nom dans la comédie nous montre que son talent d’acteur ne s’arrête pas là et se révèle très crédible dans son jeu de meurtrier sensible mais déterminé. Il avoue que le rôle n’a pas été facile à intégrer : « Il m'a fallu inventer de l'intérieur à l'extérieur, ça m'a plongé dans une fragilité, pas la fragilité de faire un tueur, mais une fragilité par rapport à mon métier comme un univers que je commence à découvrir au fur et à mesure ». Même si les techniques de polar utilisées sont classiques, elles sont toujours efficaces, et le film est chargé de suspens dilué de temps à autre dans un humour noir assez surprenant. Il est vrai que le réalisateur donne des explications assez légères du passage à l’acte, mais il montre bien toute la monstruosité des crimes non pas par des éclats de sang et de boyaux mais en insistant sur la situation des victimes quasiment toutes pères de famille.Ainsi de manière générale, Le Couperet n’est pas un thriller qui cherche le frisson par la violence des images mais qui manipule le spectateur en jouant avec ses côtés humains : la compassion, l’égoïsme…
   
Costa-Gravas et Jean-Claude Grumberg, tous deux scénaristes du film et dont les propos ont été repris par la quasi totalité de la presse insistent sur le caractère amoral de leur "social-fiction" : « Nous sommes bien sûr dans une vision extrême, mais c’est un conte moral contemporain. Moral au sens que lui donnait Voltaire ou Diderot, c'est-à-dire amoral. Voltaire et Diderot racontaient une situation amorale pour faire ressurgir en nous le sens moral.»Pour Diderot, l'amoralité des actes résultait du caractère éminemment naturel de leur accomplissement. Les personnages fictifs des Lumières mettaient un point d'honneur à ne pas raisonner leurs actes en fonction d'un bien ou d'un mal, mais agissaient tout simplement. Au travers de la peinture de ces comportements, Diderot entendait par la suite moraliser son propos en appelant moraux les actes conformes à la nature : " A. d'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les rapports éternels qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse devient peut-être superflu ; et que la loi civil ne doit être que l'énonciation de la loi de nature. B. Et cela sous peine de multiplier les méchants au lieu de faire des bons." (Supplément au Voyage de Bougainville)L'idéologie de Costa-Gravas est différente mais sa démarche est la même. Dans la lignée des penseurs auxquels il fait référence, il montre un personnage qui, plongé dans une société corrompue et violente, n'agit plus en fonction du bien et du mal mais en fonction de ses propres intérêts. Costa-Gravas établit lui-même le parallèle avec le film de Charlie Chaplin « Mr Verdoux », lequel "tuait des femmes pour faire vivre la sienne, même pas dans le luxe mais dans une sorte de petite vie étriquée."On ne peut s'empêcher de songer à la morale utilitariste benthamienne qui préconise d'abandonner les traditionnels critères de moralité pour ne plus tenir compte que de l'utilité d'actes n'ayant plus pour fin que le bonheur personnel. Faut-il en déduire que Costa-Gravas et Jean-Claude Grumberg préconise un tel égoïsme ? Evidemment non. Leur idée est de pousser l’individualisme jusqu'à son paroxysme pour montrer jusqu'auxquels retranchements une telle société peut entraîner l'homme. Quittant l'approche philosophique pour une approche plus spécifiquement sociologique, on peut considérer que le "film noir" autrefois germé des angoisses de l'insécurité d’après-guerre (cf. Le Faucon Maltais, de Hudson) puise aujourd'hui son inspiration dans la question du chômage. Jean-Claude Grumberg, dont les interrogations reflètent la présence d'un réel traumatisme social, avoue lui-même que ce film est la suite d'Amen avant de lancer comme un reproche à la terre entière : « Dans quel monde sommes nous entrés à la sortie du nazisme ? »En bonne intelligence avec l'Allocution de Pie XII aux représentants du monde cinématographique, on peut regretter que la noirceur du film empêche de voir poindre tout au bout de la pellicule cette lueur propre aux espérances chrétiennes. Rappelons, pour les nécessités d'une bonne compréhension de l'oeuvre, que l'homme reste libre au coeur des circonstances les plus coercitives. Les actes que posent Bruno sont donc immoraux, et au sortir de la salle obscure la question fondamentale pourrait bien être la suivante : l’individualisme est- il cause ou conséquence ?

Jean LOSFELD