Le nouveau Monde

Film : Le nouveau Monde (2005)

Réalisateur : Terrence Malick

Acteurs : Colin Farrell (John Smith), Christian Bale (John Rolfe), Q'orianka Kilcher (Pocahontas), Christopher Plummer (Capitaine Christopher Newport) .

Durée : 02:16:00


Avec seulement quatre films en trente ans, Terrence Malick est un des plus rares réalisateurs américains, mais un des plus talentueux. Son dernier chef-d’œuvre, La Ligne rouge, date de 1998 : il y
peignait la bataille de Guadalcanal avec poésie et une très juste et très profonde analyse des sentiments humains, et donnait à la nature une dimension unique, la laissant s’exprimer dans toute sa splendeur.Poésie, Histoire et narration atypique : on retrouve dans Le nouveau Monde tous les lieux communs des films de Terrence Malick. L’Histoire tout d’abord, avec un grand H : la rencontre de Smith et de Pocahontas est une histoire vraie, devenue certes un mythe outre-Atlantique, et interprétée dans le film d’une façon assez proche des thèses officielles. Mais, narrateur à part entière, Malick en exalte de façon presque mystique la poésie et la romance. La beauté et l’intérêt du Nouveau Monde résident dans la peinture de cette relation privilégiée à la nature dont bénéficient les Indiens, et que la petite princesse Pocahontas (magnifique Q’Orianka Kilcher, quatorze ans lors du tournage) fait découvrir à John Smith (étonnant Colin Farrell). Les plans sont magnifiques et parviennent à capter les sensations
ressenties par les acteurs et à les transmettre au spectateur, même si parfois le montage est un peu sophistiqué, la relation entre certaines images manquant d’évidence. Le réalisateur, voulant saisir au maximum les facettes de la nature, est allé jusqu’à exiger que le film soit tourné en lumière naturelle (le chef-opérateur, Emmanuel Lubezki, est nominé aux Oscars pour son travail), et a utilisé un procédé très coûteux visant à obtenir une image et un son inégalés.La caméra de Terrence Malick n’a pas son pareil pour montrer cette communion avec la nature, personnage central du Nouveau Monde. Depuis son premier film, il s’attache à explorer les rapports entre l’homme et son environnement naturel, et la dégradation de ce dernier par l’égoïsme et la convoitise. Pour reprendre la formule de Michael Henry dans le dossier de Positif consacré à Malick (n° 540), « à la guerre au cœur de la nature de La Ligne rouge fait place (dans Le Nouveau Monde) la guerre contre la nature elle-même » (source Le Monde). Récit
fleuve, qui coule de façon linéaire, le film devient une sorte de rêve éveillé qui pousse le cinéma à son absolu ; les conventions ne manquent pas en effet : l’amour éternel, les sentiments déchirés par la guerre… Mais ce ne sont pas pour autant des faiblesses ; au contraire elles montrent que Malick croit en le cinéma comme moyen d’émotion et de réflexions. Enveloppé par la musique angoissante de Wagner, le film se rapproche de l’opéra classique : l’accent est mis sur la musique de l’âme et du monde, les duos sont magnifiés. Ceci peut d’ailleurs susciter la perplexité du spectateur ; mais cette approche originale du cinéma traduit la démarche d’un artiste qui s’interroge sur la beauté et la pureté de la nature, tant terrestre qu’humaine.Comme à l’accoutumée dans le cinéma malickien, le film est saturé de voix off. Si une faible place est laissée aux dialogues, c’est que Terrence Malick préfère laisser s’exprimer les voix intérieures. Parfois un peu bancales, elles soulignent l’aspect symphonique de l’œuvre,
orientée au dialogue avec la nature plutôt qu’entre humains. Malick signe donc un chef-d’œuvre intemporel, contemplatif et sujet à bien des réflexions.

   
Derrière la place exceptionnelle laissée aux grands espaces, aux bruits et aux frémissements de la nature qui s’exprime dans cet opéra wagnérien, on sent la méditation de Terrence Malick. Il filme sans concession l’histoire d’un nouveau départ raté, qui aurait pu permettre une cohabitation pacifique entre Indiens et Européens, une fusion de l’homme avec la nature. Au lieu de cela, c’est la force, l’état de guerre que les civilisés apportent avec eux, et imposent en violant cet eldorado. C’est la perte d’un Eden, le deuil éternel d’une jeune princesse déracinée, incarnation de la pureté, échangée contre une marmite offerte à ses semblables.Le mythe du « bon sauvage » est constamment mis en avant par Terrence Malick : les Indiens sont bons, simples, fiers devant ces envahisseurs qui,
mourant de faim, en proie à la maladie et au froid, préfèrent chercher de l’or plutôt que de la nourriture, ravageant la nature vierge. Si la référence à Rousseau vient d’elle-même, il convient de s’en détacher car les indiens sont civilisés, et ce bien plus que les conquérants Anglais, et ne sont donc pas en simple « état de nature ». Il est clair que la préférence du réalisateur va à ces Algonquins : rien que l’arrivée des navires anglais, filmée du côté des Indiens, a un aspect inquiétant et prémonitoire. Pourtant le film ne tombe pas dans le manichéisme : si le contraste est violent entre la civilisation indienne, paradis terrestre étranger aux notions de propriété et de conquête, et le fort James, boîte de Pandore renfermant tous les maux du monde, Malick évite cet écueil en rehaussant les liens qui unissent John Smith et Pocahontas, orientés tous deux à la poursuite d’un bonheur qui a tout d’un rêve lancinant.Plus qu’un récit historique, Le nouveau Monde explore les déchirements intérieurs de l’âme. C’
est l’image de la nature humaine, dans toute sa beauté et sa fragilité, qui est ainsi montrée. Le personnage gracieux de Pocahontas réussit le tour de force de porter sur ses frêles épaules l’ensemble du récit. En communion avec la nature, elle est l’image de l’humanité intelligente, travailleuse, qui parvient à se dépasser, à se renoncer dans les épreuves. Malick filme la mélancolie de cette âme qui doute de la possibilité du bonheur, arrachée aux siens et à son amour et enfermée dans le carcan d’une société peut-être un peu caricaturée.

Stéphane JOURDAIN