Elephant Man

Film : Elephant Man (1980)

Réalisateur : David Lynch

Acteurs : Anthony Hopkins (Dr. Frederick Treves), John Hurt (John Merrick, Elephant Man), Anne Bancroft (Mrs. Madge Kendal), John Gielgud (Carr Gomm)

Durée : 02:05:00


          Le cinéma est un art : il projette la pensée et la vision du cinéaste sur le monde afin d’en modeler certains aspects par la maîtrise de sa technique. Le cinéma exploite ainsi les richesses du monde qui nous entoure, pour en faire ressortir les nuances, telles que les voit l’artiste : ici la laideur, ici la beauté, là l’héroïsme ou la lâcheté, la passion et la violence, la poésie et la tendresse, parfois à l’état brut, souvent entremêlés dans les trames infinies des complexités humaines. Ainsi le cinéaste permet au spectateur de voir ce qui, à l’ordinaire, ne se voit pas : le visage sous le masque, la richesse sous l’apparente pauvreté, l’humanité touchante sous les traits de la monstruosité. Tel est le défi que s’est lancé David Lynch dans Elephant Man.

 

Drame historique sorti en 1980, ce film retrace, quoiqu’avec quelques libertés, l’histoire vraie et déroutante d’un homme, John Merrick, affecté d’une difformité physique congénitale monstrueuse. Derrière la caméra, David Lynch réalisait ainsi, avec talent, le deuxième film de sa carrière, œuvre qui restera gravée dans le monde du cinéma, ce film étant toujours considéré comme « une vraie leçon d'humanité et de cinéma ». Bien qu'il ait reçu huit nominations aux Oscars, notamment celui de meilleur film, c'est pourtant celui de Robert Redford qui obtint la statuette pour son film Des gens comme les autres lors de la 53e cérémonie des Oscars. Cela n’empêcha pas Mel Brooks, réalisateur américain, de déclarer : « Dans dix ans, Des gens comme les autres ne sera plus qu'une simple question de quizz. Elephant Man, au contraire, sera un film que les gens regarderont encore. »

 

Les scénaristes se sont inspirés directement des mémoires de Sir Frederick Treves, chirurgien londonien, The Elephant Man and other reminiscences, ainsi que de l’ouvrage d'Ashley Montagu, anthropologue anglais, intitulé : The Elephant Man : a study in human dignity. Le script a ensuite été modifié sur certains aspects. Le film a été tourné en noir et blanc. Il s’agit là d’un parti-pris destiné à plonger le spectateur moderne dans le monde londonien des années 1880. Chaque scène est parfaitement justifiée et magnifiquement traitée, parfois même ponctuée de suspense. Certaines personnes sont réticentes à visionner ce film, dérangées par la malformation physique très déroutante du personnage principal. Il semble que le réalisateur ait lui-même cherché à provoquer ce malaise, pour confronter le spectateur à cet homme, de la même manière que les contemporains de l’Homme Éléphant y ont été confrontés.

 

          La question de l’identité humaine et de l’apparence est au cœur de ce film, qui n’est pas sans rappeler le film d’Abdellatif Kechiche, Vénus noire (2009), dans lequel était mise en scène une femme africaine, la « Vénus Hottentote », donnée en pâture à la fois à la curiosité vulgaire et malsaine des Londoniens, dans une foire aux monstres, et à celle des scientifiques, qui en firent finalement, comme pour Merrick, un objet de musée et d'étude.

 

Présenté comme animation de foire, « cette abomination de la nature », « cet animal de cirque », qualifié ainsi par un éminent médecin, John Merrick, interprété avec justesse par le talentueux John Hurt, a lui aussi perdu toute dignité humaine aux yeux de tous. Il ne se défend pas, sans doute convaincu par les autres qu’il n’est plus rien, si ce n’est « un sujet de curiosité ». On est ainsi très loin de l’univers d’un autre disgracié célèbre, qui ne le fut d’ailleurs qu’accidentellement, Gwynplaine (au XVIIIe siècle), rendu célèbre par Victor Hugo, et notamment mis en scène par Jean-Pierre Améris dans le film L'Homme qui rit (2012). Dans ce film, le spectacle dont cet homme abîmé est la vedette, lui ouvre les portes de la célébrité et de la richesse. Pourtant, à l’instar d'Elephant Man, l’apparence monstrueuse y est toujours un obstacle à l’identité, un poids à supporter. David Lynch propose un film beaucoup plus dramatique où la monstruosité, il est vrai, est plus grande et plus effrayante parce qu’elle est congénitale. Le spectateur s’y sent mal à l’aise parce qu’il sait au fond de lui-même, en dépit de redoutables apparences, que John Merrick n’est pas une quelconque « créature » mais bien un homme, traité pourtant comme un animal de spectacle. Il est ainsi écartelé entre ce qui répugne à ses sens et ce que le film révèle à son cœur. Ce sentiment complexe est renforcé par une ambiance extrêmement pesante, parfois violente, mêlant musique angoissante, cadrage en gros plans et respiration profonde. David Lynch, qui entend nous faire suivre le cheminement de son propre regard, semble nous interroger : « Qui est le monstre ? Celui qui en a l’apparence physique ou bien celui qui le juge comme tel ? »

 

          Le regard d’autrui est, dans ce film, particulièrement important. C’est lui, en effet, qui est en partie médiateur de la conscience de soi. La plupart des contemporains de John Merrick le chosifient, le réduisent à une seule dimension, coupée de toute communion humaine, celle « d’abomination de la nature ». Le pauvre homme n’a donc plus aucun moyen de se rattacher à cette dernière, puisque le droit de la partager lui est refusé par le regard des autres. Il en est dépossédé, aliéné, ce qui est le pire écartèlement que puisse subir un être humain. Tandis que chacun peut recevoir l’invitation de « devenir ce qu’il est », John Merrick, réduit à ses difformités, ne se voit reconnaître aucune faculté d’en sortir. Il est figé en un personnage de monstre, sans aucune libération possible. Le mot même « d’entourage », qui a une signification protectrice pour tout homme, n’exprime pour lui que l’existence d’une clôture qui le sépare du monde des humains. Les « autres » correspondent à son « enfer », au sens de Sartre, qui l’empêchent de se concevoir autrement que comme une bête. Ces autres condamnent le malheureux à ne se regarder que comme ils le regardent eux-mêmes, sans aucune compassion. Le réalisateur montre ainsi, à travers l'importance des gros plans sur les expressions physiques, ce que peut produire sur autrui le regard destructeur et réducteur que l’on peut porter sur lui.

 

          Pourtant, John Merrick est accueilli et soigné par le docteur Frederick Treves. Ce dernier, par sa patience, sa bonté, va lui apprendre à posséder sa propre liberté, même si son rôle est parfois ambigu. Anthony Hopkins parvient à donner au personnage de ce médecin toute son ampleur et son charisme. Par ce contact et ce regard nouveau, le patient reprend conscience de lui-même car il n’est plus regardé comme un monstre mais comme un homme, doué d’intelligence et de volonté. Le docteur Treves s’adresse à lui comme à un citoyen anglais. Le docteur est conscient de l’humanité de son patient, tout d’abord par le langage, un langage différent de celui de l’animal qui n'est mû que par ses passions. Il s’exprime, comme dirait Descartes, « à propos des sujets qui se présentent », il peut faire évoluer une conversation, sa parole fait sens. Certains, autour de John Merrick, diront même : « Il est cependant doué d’intelligence », comme on s’étonne de découvrir une âme chez un esclave.

 

Par de simples gestes, l’offrande d’un costume ou d’un nécessaire de rasage, le docteur masque cette apparence physique qui hante le personnage principal. L'âme de Merrick est cachée par cette laideur physique mais une fois cette dernière masquée, on découvre alors qui il est. Une célèbre comédienne de théâtre, dans une scène très intense et pleine d’émotion, dira même : « M. Merrick, vous n’êtes pas l’Homme Éléphant, vous êtes Roméo ». Quelle ne fut pas sa joie lorsqu’il apprit que le studio dans lequel il vivait était désormais le sien ! Comme l’a exprimé Kant, l’homme, qui est une personne et non un objet, ne peut servir de « moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré » pour la seule satisfaction de son service ou de sa distraction. Cette conviction pousse le docteur Treves à se révolter contre ceux qui considèrent son patient comme un simple « gagne-pain ». Il ne peut tolérer les personnes qui gagnent « leur vie en exploitant la misère humaine ». Le respect attaché à cette humanité est pour lui primordial. Respecter c’est, au sens propre, « regarder », porter une attention. Le respect implique la recherche d’une relation et la volonté de s’appliquer à voir les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’un quelconque a priori voudrait qu'elles soient. Par ce respect-là, le docteur Treves, avec d’autres, apporte une attention particulière à John Merrick, le considère pleinement, comme être humain capable du meilleur. Si l’on pose un regard, non pas de simple curiosité malsaine ou même de pitié, mais un regard bienfaisant et élévateur sur John Merrick, alors il se sentira capable d’accomplir de grandes choses. Quoiqu’issus d’horizons très différents, aussi bien Don Bosco que le philosophe Alain l’avaient bien compris dans leurs œuvres éducatrices respectives. Ce dernier soulignait ainsi que celui qui est méprisé deviendra bientôt méprisable, tandis que s’il est estimé, il s’élèvera. C’est ainsi que John Merrick va reconquérir en quelque sorte sa nature humaine, jusqu’à se sentir parfaitement humain et pousser ce cri de détresse, au moment où il sera à nouveau menacé : « Je suis un être humain, je suis un homme ! », dans une mise en scène particulièrement épurée et poignante.

 

          Elephant Man propose une étape ultime, fort intéressante, de prise de conscience de soi : la création. En effet, le personnage de John Merrick s’affaire, tout au long du récit, à la construction d’une maquette en papier. De sa chambre, il peut apercevoir les flèches d’une cathédrale sans pouvoir, cependant, distinguer le reste du bâtiment. Il entreprend alors de construire une cathédrale, sortie, celle-là, de sa propre imagination, à partir du modèle des flèches qu’il peut observer et qui le tendent lui-même vers le haut. Le personnage insiste bien sur le fait que c’est lui-même qui imagine, avec sa créativité, le reste de l’édifice, c'est-à-dire une « œuvre dans laquelle il retrouve un reflet de lui-même » (Hegel), le reflet en l’occurrence d’un homme. John Merrick prend ainsi conscience de lui-même par son œuvre. C’est lui qui a donné vie à son travail, par sa propre vision humaine du monde extérieur. Cette maquette, qui pourrait paraître anodine, porte ainsi l’intériorité, la subjectivité de notre protagoniste, et lui présente le miroir de son être véritable, illustrant cette intuition de saint Thomas selon laquelle chacun agit selon ce qu’il est. Son œuvre est ainsi la thérapie de son être. ATTENTION, LA SUITE PEUT REVELER L’INTRIGUE — Une fois sa maquette achevée, signée, il dira : « j’ai fini », comme si, après avoir reçu le regard des autres, pour le meilleur et le pire, il s’en était détaché par l’exercice de ses propres actes, préservé, quant à eux, de tout mensonge et de tout jugement, jusqu’à parvenir, grâce à eux, à la vérité de son identité.

 

          L’amour est également l’un des sujets clé de ce film. L’amitié est réellement ce qui permet à John Merrick d’être heureux pour la première fois. Jamais auparavant il n’aurait pu imaginer ce qu’était une famille, des amis. « J’ai tellement essayé de me faire aimer ! », dit-il. Pour lui, cela n’existait pas, jusqu’à ce qu’il soit enfin regardé et apprécié en tant qu’homme et non comme sujet d’horreur ou de distraction. « Je suis heureux car je sais que je suis aimé. » Cette phrase, si poignante, valorise le rôle de l’amour, l’impact et l’importance qu'il a sur les personnes. Elle répond au mot de Saint-Exupéry : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » C'est par de petits actes, paraissant parfois anodins, que John Merrick sait qu’il est aimé. Son âme pure et innocente conduit également le spectateur à purifier son propre regard pour la découvrir.

 

          Elephant Man est donc un film très riche. Cette biographie à la fois dure et émouvante nous conduit à nous interroger, d’une manière générale, sur le regard que nous portons sur les autres. Ce regard élève souvent des murs d’incompréhension construits sur des défauts, physiques, moraux, voire sociaux justifiés ou non. Qu’y a-t-il apparemment de plus monstrueux qu’une monstruosité physique ? Le film se sert de ce cas extrême pour mieux montrer les limites du jugement moral qui est démenti par la réalité des choses. « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé. » L'anomalie d’un homme excuse assurément les réactions qu’elle provoque. Cependant, elle révèle aussi la monstruosité morale de ceux qui, non seulement ne vont pas au-delà de ses apparences, mais en font un objet de risée ou utilisent cette anomalie pour chosifier cet homme, voire justifier son élimination. La leçon, tirée ici du XIXe siècle, n’a assurément pas perdu de sa pertinence en notre époque.

 

Le film encourage à la prudence du jugement, l’éloignement des jugements réducteurs et abaissants, et l’affinement du regard éclairé par la bonté et la bienveillance. Il y a, au fond, chez tous les hommes, des monstruosités, petites ou grandes, que seul l'amour peut dépasser. Le film invite enfin à réfléchir à la notion d’amitié : l’ami est, réellement, celui qui recherche notre bien et nous conduit à « regarder ensemble dans la même direction », selon le célèbre mot de Saint-Exupéry. C’est ce que David Lynch montre ici à travers les personnages du docteur Frederick Treves et de John Merrick, tellement différents que tout paraîtrait d’abord les séparer. Ce même thème sera repris et adapté avec beaucoup de bonheur par Tom Hooper dans le contexte très différent de son film Le discours d’un roi, sorti en 2011. La prédiction de Mel Brooks, rapportée plus haut, relativement à la pérennité d’Elephant Man n’est donc pas douteuse : plus de trente ans plus tard, il est certain que le film de David Lynch s’impose toujours à l’attention des spectateurs, comme une solide et durable leçon d’humanité.