Big Eyes

Film : Big Eyes (2014)

Réalisateur : Tim Burton

Acteurs : Amy Adams (Margaret Keane), Christoph Waltz (Walter Keane), Danny Huston (Dick Nolan), Krysten Ritter (DeeAnn)

Durée : 01:46:00


On le sait, Tim Burton est un des grands apôtres de l'expressionnisme. Un projet comme celui de Big Eyes ne pouvait donc qu'exciter sa curiosité, d'autant qu'il était, plus jeune, un grand admirateur des Keane.

Cette histoire est invraisemblable mais on sait combien le vraisemblable, fonds de commerce des avocats et des politiques, n'a que peu de rapport avec la réalité et, pour la circonstance, la réalité rattrape la fiction. La vie des Keane est une rencontre hallucinante entre deux génies qui n'avaient que deux options possibles : se compléter ou se combattre.

Le premier génie, celui de Walter Keane, le mari interprété par un Christopher Waltz très en forme, est d'avoir réduit l'art à une simple marchandise. Ce qui nous paraît évident aujourd'hui ne l'était pas à l'époque. L'art dit « contemporain » n’était pas l'idéologie dominante qu'il est aujourd'hui, et l'art ne s'était pas encore acoquiné avec le libéralisme économique. Il était aussi une marchandise, bien sûr, mais la finalité n'étant pas d'abord la spéculation, les acheteurs privilégiaient les qualités artistiques de l'œuvre avant tout (cf. ma thèse sur l'économie de l'art). Dans cette optique, l'authentique vaut toujours mieux que la copie. Mais les temps changeaient, et le film en profite pour ridiculiser l'art dit « contemporain » tout en marquant ironiquement le changement de la société. Comme l'explique Walter Keane dans le film, les gens se fichent d'avoir l'original. Ce qu'ils veulent (désormais) c'est avoir quelque chose qui leur plaît.

N'étant pas associé au processus de production des toiles (c'est sa femme qui les faisait), Walter n'a aucun état d'âme. Comme l'explique magnifiquement dans le scénario Margaret, sa femme incarnée par la jolie Amy Adams, pour elle ses toiles sont comme ses enfants. Elles sont une partie d'elle-même. Pour lui, une toile n'est que le nominatif d'une déclinaison de produits marchands. Une toile peut devenir (ce qui n'a rien de choquant en soi) des millions d'affiches à 5 $, de cartes postales et autres produits dérivés. Le publicitaire Andy Warhol, créateur du pop'art, fer de lance de l'hégémonie américaine, l'a reconnu : il s'est inspiré de Walter Keane. La reprographie, c'est certain, ouvrait de nouveaux horizons !

Le génie de Margaret, lui, n'a rien d'économique. Personne ne sait encore ce qui se trama dans les profondeurs de son processus créateur. Elle-même ne le sait pas (comme elle le dit dans le film). Mais ce qui est certain, c'est que les yeux sont pour elle la synthèse de leur propriétaire, et que ceux des enfants font goûter à ce cocktail aigre-doux fait d'innocence et de malheur.

On voit tout de suite ce qu'un tel mariage peut avoir de fécond. Le film se plaît à montrer la discrétion et la profondeur de l'une, l'exubérance et la superficialité de l'autre, mais surtout la combinaison très lucrative des deux. D'abord choquée par cette nouvelle conception de l'art et par le primat qu'elle accorde au communiquant sur le communiqué, elle finit par accepter ce mariage contre-nature, pour la plus grande fortune de tous.

Mais ce qui devait arriver arriva. Consommant le divorce de l'art dit « contemporain » avec l'art classique, elle finit par craquer sous le poids des secrets, du mensonge et du caractère intransigeant de son mari.

Les producteurs l'affirment dans le dossier de presse, ils voient en Margaret une pionnière du féminisme (le film montre même un prêtre qui, en confession, affirme que ses scrupules sont vains et qu'il faut qu'elle fasse confiance au chef de famille), mais ce qu'ils ne voient peut-être pas, c'est que le drame qui se joue dans ce couple est celui de la modernité : le mépris d'une époque pour l'art et sa fascination pour les vénalités, ainsi que la réaction exaspérée de celui-ci contre son bannisseur !

En faisant de ce couple une allégorie de problèmes plus enracinés, le film soulève donc des problématiques accrocheuses dans un écrin burtonien plutôt inattendu mais résolument signé.

Un bon divertissement en somme, qui a le mérite de ne pas prendre ses spectateurs pour des imbéciles. Profitez !