American Gangster

Film : American Gangster (2007)

Réalisateur : Ridley Scott

Acteurs : Denzel Washington (Frank Lucas), Russell Crowe (inspecteur Richie Roberts), Josh Brolin (inspecteur Trupo)... (2h 37).

Durée : 02:37:00


À l’origine du projet American Gangster, se trouve un article du
New York Times intitulé " The return of Superfly ". Il consistait en un compte-rendu des entretiens du Times avec Frank Lucas, une figure de la communauté noire de Harlem et trafiquant de drogue d’un nouveau genre, puisque, selon les mots du producteur Brian Gazer, Lucas représentait « l’avidité du capitalisme en col blanc ». L’ascension fulgurante de ce protégé d’un baron du crime est en effet le résultat d’une profonde mutation du business de la drogue : en se fournissant directement à la source (en Asie du Sud-est), et avec la complicité de soldats américains stationnées au Viêt-Nam, Frank Lucas réussit à importer des quantités considérables de drogue pure sans équivalent sur le marché new yorkais. En situation de quasi-monopole, Lucas parvint à rester assez discret pour demeurer pendant longtemps inconnu des services de police jusqu’à ce que l’acharnement d’un inspecteur de la brigade des stupéfiants commence à fissurer son piédestal… Comme beaucoup de projets ambitieux, la gestation de American Gangster mit un certain temps. Finalement confié aux soins du réalisateur Ridley Scott, il marque la troisième collaboration de ce dernier avec l’acteur Russel Crowe, qui pour la seconde fois donne la réplique à Denzel Washington. Ce trio de stars hollywoodiennes constitue un des premiers arguments de ce film policier. L’originalité du scénario est le second point fort du long-métrage : une histoire du rêve américain, une vision de la modernité en marche, au carrefour de l’Histoire moderne des États-Unis, entre guerre du Viêt-Nam, évolution des minorités ethniques et capitalisme débridé. 




Ridley Scott réalise avec sérieux et classicisme une peinture soignée de l’Amérique des seventies. L’impression d’y être est bien sûr le fait des reconstitutions crédibles d’un New York bouillonnant, où la misère de Harlem côtoie les grands restaurants de Manhattan, où la culture américaine s’exprime dans ses voitures extravagantes, sa musique soul et sa population multicolore. La profondeur du travail de réalisation est encore soulignée par les choix artistiques du metteur en scène : pas de tape-à-l’œil, mais un style épuré, qui tranche notamment avec la dimension épique de blockbusters comme Gladiator ou Kingdom of Heaven. En effet, Ridley Scott a
préféré œuvrer de façon classique, très traditionnelle, en empruntant aussi aux films canoniques de Scorsese ou Coppola (respectivement réalisateur des Affranchis ou encore Casino, et de la saga Le Parrain). De fait le spectateur retrouve sans peine ses marques : un souci du détail qui force l’admiration (costumes, décors et bande-son d’époque), une interprétation fouillée des acteurs, qui tous deux ont longtemps étudié leur personnage aux côtés des vrais Frank Lucas et Richie Roberts, un scénario commun à toutes les histoires de gangster, selon le schéma succès-chute. Ajoutons à cela une image élégante, une photographie aux tons pastel, mêlant ombre et lumière avec bonheur, et le résultat est une mise en scène sobre qui a le mérite de se faire oublier…
 


Attachant beaucoup d’importance au fond plutôt qu’à la forme, le réalisateur insiste sur la personnalité de chacun des protagonistes. Denzel Washington se révèle d’un charisme étonnant, campant un personnage complexe, moderne, profil type du fils modèle, aîné exemplaire et mari fidèle, et figure du grand banditisme à la sauce capitaliste. L’acteur, magnifique de charme inquiétant, parvient à trouver le ton juste : élégant, souriant et courtois, il esquisse avec talent la face sombre de son personnage, en se laissant aller à des colères aussi rares que dangereuses...La sympathie que suscite l’acteur occulte toutefois les méfaits dont il est responsable, comme si le réalisateur voulait montrer qu’en Amérique, c’est la réussite qui définit l’homme… Aux antipodes de Frank Lucas, l’inspecteur Richie Roberts est un homme violent, inconstant et abonné aux pires ennuis… Mais c’est un flic intègre doublé d’un limier d’exception. Russell Crowe, habitué aux rôles impliqués dans une quête obsessionnelle, s’est manifestement plu à explorer toutes les contradictions de son personnage, avec d’autant plus de goût qu’il avoue  que « cet homme n’obéit à aucun schéma traditionnel », lui-même ne pouvant « tenter en livrer qu’une certaine image… ». On peut toutefois remarquer qu’en soi la principale raison d’être de Richie Roberts dans ce film est de prendre le contrepied systématique de Frank Lucas, tant d’un point de vue professionnel (le policier aux trousses du trafiquant) que d’un point de vue personnel (le paria contre le symbole de la réussite sociale)… Il en résulte un déséquilibre entre les personnages au profit de Frank Lucas, les coups de
génie de ce dernier se révélant plus attrayant que les péripéties et le travail de fourmi de Richie.
 



Le réalisateur assume pleinement cette description partielle et romancée de l’histoire réelle. Dans le registre scénaristique, il apparaît en outre que le film se déroule sans que la notion du temps soit vraiment prise en compte : aucune indication claire ne vient renseigner le spectateur sur la période à laquelle il se trouve, au sein d’une traque qui prit plusieurs années. Seul le spectre de la guerre du Viêt-Nam permet une estimation approximative : l’ascension de Frank correspond à l’entrée des États-Unis dans le conflit, tandis que sa
chute suit le retrait des troupes américaines de la région.


Le film se déroule donc comme un roman sur lequel le temps n’a que peu de prise, sans doute pour en faciliter l’appréhension, pour faire ressortir les grands acteurs de cette histoire et souligner la densité d’une intrigue aussi bouillonnante que chargée de sens, aussi longue (2h 37) qu’intéressante.

 

 


En faisant s’affronter deux destins d’exception à une époque de transition,
Ridley Scott, s’appuyant sur un script de qualité élaboré par le scénariste Steven Zaillian, tâche de décrire un monde en mutation. C’est l’essor des communautés ethniques (la minorité noire en tête), c’est la peinture d’une Amérique qui se cherche et l’esquisse de ce que sera l’après-Viêt-Nam, une époque trouble, dans laquelle les valeurs traditionnelles se fissurent sous les coups de l’argent facile et des plaisirs immédiats…

En soulignant l’aspect industriel du commerce de la drogue, au point même d’en faire oublier l’illégalité (Frank Lucas envisageant la protection de la loi sur les marques pour éviter la dénaturation de sa drogue de premier choix…), Ridley Scott évite l’écueil de la lassitude, étant donné qu’on pensait avoir tout vu sur les gangsters au cinéma, et privilégie la description d’un nouveau monde où morale
personnelle et réussite professionnelle ne font plus bon ménage. De façon humble mais concise, le réalisateur entend égratigner le vernis d’une société fondée sur la sacro-sainte réussite, qui dans notre société contemporaine pardonne et justifie tout.

La mise en scène nous épargne les habituelles scènes d’action (mis à part la spectaculaire fin de carrière de Frank Lucas), le réalisateur préférant explorer l’affrontement indirect de deux facettes de l’Amérique besogneuse : Lucas, baron de la drogue fidèle aux liens du sang mais businessman en col blanc intraitable en affaires ; Roberts, cas social, père et mari indigne mais intègre jusqu’à l’obsession… La dialectique entre le noir de Harlem et le blanc du New Jersey entretient un questionnement historique et politique : la confusion entre bien et mal, tradition
et modernité, avec en toile de fond une Amérique gangrénée par la corruption et la confusion sociale, et de façon plus générale l’horizon d’une mondialisation progressive de la société.

* Citations tirées des notes de production.

Stéphane JOURDAIN