Black swan

Film : Black swan (2010)

Réalisateur : Darren Arovovsky

Acteurs : Nathalie Portman (Nina Sayers), Vincent Cassel (Thomas Leroy), Mila Kunis (Lily), Winona Ryder (Beth Mc Intyre)...

Durée : 01:43:00


Un « Lac des cygnes » psychologique et psychédélique, qui transpose au cinéma l'interprétation freudienne que Noureev en fit à l'Opéra de Paris.

Certains sujets sont rarement abordés au cinéma. C’est notamment le cas de la danse classique qui ne fut guère illustrée que par Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger et de Tournant de la vie de Herbert Ross. Black swan vient allonger la liste d’une manière bien particulière. Il s’agit d’une adaptation du roman homonyme de Andres Heinz qui traitait d’une dramatique rivalité entre une actrice de théâtre et sa doublure à Broadway. Le réalisateur Darren Aronofsky transposa l’histoire dans le cadre d’une troupe de ballet répétant « Le lac des cygnes » en y appliquant sa patte particulière. En effet, on retrouve dans ce film les thématiques chères au réalisateur comme les héros tourmentés, les souffrances du corps humain et l’incompréhension entre membres d’une famille, que l’on avait déjà vus évoqués dans Requiem for a dream ou The wresler. Le sens très particulier de la mise en scène d’Aronofsky et son mélange des genres font que le film est difficile à classer dans un genre précis. Le réalisateur ne s’en cache d’ailleurs pas : « Black swan n’est pas seulement un thriller ou un film sur la danse. Il englobe tous ces aspects et les sublime pour créer une histoire sombre et passionnante ». Le personnage de Nina est incarné par Nathalie Portman, actrice brillante de notre génération et nouveau symbole vivant de beauté cinématographique. Révélée par Léon de Luc Besson, elle s’est depuis imposée aussi bien par des blockbusters (la trilogie Star wars de Georges Lucas) que par des films d’auteur (Closer, entre adultes consentants de Mike Nichols) ou la comédie romantique (Sex friends de Ivan Reitman). Actrice éclectique, elle bénéficie également du fait d’avoir longtemps pratiqué la danse ce qui facilita son entraînement au ballet durant le tournage. Très convaincante dans le rôle, elle inonde littéralement l’écran, insufflant autant la grâce et la séduction que la fragilité et l'ambiguïté du personnage. Par comparaison, son partenaire, le Français Vincent Cassel, révélé par le film La haine de Matthieu Kassowitz, vu depuis dans Le pacte des loups de Christophe Gans et Mesrine de Jean-François Richet (ainsi que dans les films américains Dérapage de Lasse Halstrom et Ocean’s twelve de Steven Soderbergh) paraît plus fade. Dans le rôle du metteur en scène Thomas Leroy, il est nettement moins convaincant que dans ses prestations habituelles de policiers, de truands et d’aventuriers. Face à Nathalie Portman, la jeune Mila Kunis n’a guère à lui envier en matière de grâce et de beauté. Révélée par son rôle de meurtrière dans American psycho 2 de Morgan J. Freeman, elle fut également à l’affiche du Livre d’Eli d’Albert et Allen Hughes et Crazy night de Shawn Levy. Convaincante dans le rôle de Lily, l’amie-rivale de Nina, elle arrive à refléter efficacement l'ambiguïté de son personnage dont on ne sait, jusqu’à la fin, s’il est bon ou mauvais. Complète le casting l’actrice Winona Ryder (Alien-La résurrection de Jean-Pierre Jeunet, Une vie volée de James Mangold) dans le rôle de Beth Mc Intyre, l’ancienne danseuse vedette de Leroy que celui-ci n’hésite pas à remplacer de manière expéditive au profit de Nina et qui sombre alors dans la déchéance. Un destin tragique qui guette d’ailleurs l'héroïne et n’ira pas sans l’inquiéter encore d’avantage.


Francis


Le cœur gonflé par une musique grandiose, le spectateur se trouve entraîné dans un tourbillon psychédélique de frénésies dansées ou sexuelles, broyant dans son étreinte sulfureuse la vie de cette fragile Nina qu'est Nathalie Portman, malade de n'être pas ce à quoi toute son âme aspire, une perfection dont il faut croire qu'elle est accessible, mais que l'on paye au prix de son sang. Cette extrême exigence est assumée par l'actrice : « Nina recherche la perfection, mais la perfection ne peut exister que durant un bref instant, et comme tous les artistes elle risque de se détruire elle-même en tentant de l’atteindre. Quand elle essaye de devenir le Cygne noir, une chose sinistre et inquiétante se réveille en elle. Elle va alors traverser une crise d’identité durant laquelle, en plus de ne plus savoir qui elle est, elle ne mesure plus vraiment la différence entre elle-même et les autres. Elle commence à se voir un peu partout. » (in Dossier de presse).

Pourquoi Nina se jette-t-elle éperdument dans cette folie jusqu'à l'autodestruction ? Comment ce qui devrait n'être qu'un moyen de s'épanouir réussit-il à devenir une fin absolue à laquelle tout doit être sacrifié ? Cette approche extrémiste de la recherche de perfection ne saurait convaincre sans une explication bien plus profonde.


Ce lac hérissé de pointes devient en effet le théâtre d'un seul cygne. Enserré dans les griffes parfois émoussées de ce genre bien particulier qu'est le thriller, manié de main de maître par Darren Arovovsky, le spectateur subit, sans peut-être le savoir, l'influence d'une idéologie (le freudisme) exprimée par Rudolf Noureev (sur le site officiel de sa fondation) : « Le lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du Prince Siegfried [...] Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d'infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère [...]. C'est lui qui, pour échapper au destin qu'on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l'interdit qu'il représente. Le cygne blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le rêve s'évanouit, la raison du Prince ne saurait y survivre. » Comme ce dernier l'a fait pour l'Opéra de Paris en 1984, Darren Arovovsky se complaît à montrer les déchirements intérieurs de Nina de toute la puissance de son cinéma. Le clair-obscur se reflète dans d'innombrables jeux de miroirs, le noir s'opposant au blanc dans un manichéisme revendiqué. Alors que les vêtements opalins de Nina tranchent avec ceux, presque toujours tout à fait noirs, de sa mère et de sa rivale, les glaces reflètent la deuxième personnalité de Nina, que la paranoïa enferme dans d'odieuses hallucinations.

Au travers du regard de la danseuse, l'autre est bien plus que son ennemi. Il est elle, qui conspire contre elle. Dans cette crise identitaire, la mère qui, même étouffante, n'étreint que pour mieux aimer, se voit reprocher de vivre sa réussite par procuration. Sa rivale extravertie représente cette part d'elle-même qu'elle finit par étrangler dans un fantasme. La scène lesbienne extrêmement commerciale dans laquelle se vautrent les deux actrices et l'équipe technique symbolise au fond l'union de Nina avec son propre plaisir, élément fondamental de cette construction freudienne.


La pellicule devient alors sirupeuse, traînant l'innocence de la danse dans la sensualité qui fit le scandale de la Petite danseuse de quatorze ans d'Edgar Degas. Si cette sculpture a déchaîné les diatribes de certains de ses contemporains, c'est que la danse classique était à l'époque, souvent à juste titre, considérée comme l'antichambre de la prostitution. Elle a depuis acquis ses lettres de noblesse, lavée de tous soupçons par la grâce qu'elle véhicule. Celle-ci ne se dépare jamais de retenue. Comme l'enseigne magistralement la grande danseuse Agrippina Iakovlevna Vaganova (Fondements de la danse classique, 1934), la discipline de la danse classique impose de canaliser la sensualité pour en faire éclore la finesse, l'élégance, puis la beauté. Dans Black Swan, c'est tout le contraire. Le sophisme sensualiste voudrait qu'il faille connaître son corps pour danser (indubitablement), que la sexualité soit un bon moyen de découvrir son corps (sans doute), et que la masturbation (féminine en l'occurrence) soit un acte sexuel comme un autre (comme si une bonne masturbation valait un bon partenaire !). D'après les enseignements de son chorégraphe, incarné par Vincent Cassel, il faudrait donc que Nina explose, qu'elle se sorte de ses rigidités en conquérant son corps et ses fantasmes. Aucune retenue donc (« Ouvre la bouche ! » lui presse-t-il en y enfournant sa langue), et la danse n'est plus grâce : elle devient lasciveté. Les corps se frottent, s'attouchent et se cambrent.

Pourtant la rigidité de Nina est réelle. Enfermée dans une tour d'ivoire fermement gardée par sa mère, elle souffre clairement d'être ce qu'elle est. Tout est d'ailleurs construit dans le film pour la rendre malheureuse : sa mère est la seule personne de sa famille que connaisse le spectateur, elle n'a visiblement aucun ami, aucun autre centre d'intérêt que la danse... Qui croira que la sexualité débridée pourrait être le remède à une telle infortune ? On veut lui dire de s'amuser, de sortir, ou de se changer les idées mais le film, qui a visiblement programmé de la sacrifier pour le plus grand plaisir des spectateurs dépressifs, la confronte à la drogue, au sexe, à la masturbation, aux relations saphiques et aux fréquentations ambiguës. Mais tu vas te suicider oui ?


Ha... Bah oui... Enfin presque...


Raphaël Jodeau